S’immerger dans l’immersion

C’est peu de dire que l’immersion est un concept problématique en jeu de rôle. Comme finalement pas mal de choses liées à notre passion, même s’il est très loin de s’y limiter, le terme est très largement utilisé, mais sa définition semble pour ainsi dire ne mettre personne d’accord. Plus encore, l’immersion est considérée comme un idéal ou un objectif par de nombreux rôlistes – dont il nous arrive clairement de faire partie, selon les séances, ce qui a deux conséquences assez gênantes. Tout d’abord, il arrive que des comportements, des techniques, voire des jeux soient jugés comme négatifs car « peu propices » à l’immersion ou la « rompant », et sans que l’on puisse exactement comprendre ce dont il s’agit. Ensuite, les discussions autour de la définition se transforment souvent en joutes où chacun essaye de défendre sa façon de jouer préférée, n’hésitant pas à s’arroger le droit de décider de ce qui est légitime et, surtout, de ce qui ne l’est pas. Concrètement, on se retrouve donc avec un terme utilisé pour parler de choses différentes, au nom duquel on va justifier un peu tout et son contraire, mais dont presque tout le monde semble se faire une idée du moment qu’on ne rentre pas trop dans les détails. C’est sans doute pour cette raison que certains théoriciens ont essayé de faire en sorte que le mot ne soit plus utilisé dans les discussions théoriques, mais sans succès. Pour être tout à fait honnête, que l’on soit d’accord avec leur démarche ou pas, le terme s’est imposé bien au-delà de la culture rôliste et il y a peu de chances que cela change à court terme.

Si on a déjà un peu parlé d’immersion dans ces pages (notamment ici et ), on revient dessus suite à un article de Sarah Lynne Bowman, « Immersion and Shared Imagination in Role-Playing Games »,  paru dans Role-Playing Game Studies: A Transmedia Approach. Celui-ci fait une synthèse très intéressante de nombreux concepts relativement proches apparus au fil des ans et que l’on croise assez souvent. Ensuite, il propose six types d’immersion dans un modèle qui synthétise de très nombreuses théories sur le sujet. Avec la bénédiction de l’auteure, cela nous semblait intéressant d’en présenter les éléments-clé en français.

 

Les concepts proches

 

Si elles sont toutes liées à celle d’immersion, les notions suivantes sont apparues progressivement et dans des disciplines différentes. Ne soyez donc pas surpris si certaines se recoupent ou que leurs limites ne sont pas toujours évidentes. Indépendamment de cet aspect jargonnant qui peut être perturbant, surtout si on rajoute les faux-amis potentiels entre les deux langues (c’est pour cela que les termes originaux ont été conservés), ces définitions ont surtout l’avantage de présenter plusieurs aspects de ce que l’on entend généralement par le terme « immersion ». Autrement dit, elles sont intéressantes car elles peuvent nous en apprendre davantage sur tous ces concepts voisins que l’on range sous ce nom un peu fourre-tout, peu importe que l’on retienne les termes eux-mêmes ou pas.

Flow[1] : état mental correspondant à une concentration et une implication totale dans une activité vue comme plaisante en elle-même, où tout semble couler, n’étant ni trop facile, ni trop difficile. Le flow est souvent caractérisé par l’impression de ne pas voir le temps passer.

Engagement : degré de motivation et d’implication dans une activité, que ce soit au niveau cognitif, émotionnel ou physique.

Involvement : capacité d’un individu à donner volontairement de l’attention à une activité en cours. Ce terme désigne également certains processus d’identification psychologique avec une marque (ici avec un jeu par exemple), que l’on peut considérer comme une forme d’engagement social.

Absorption : état non pathologique proche de la rêverie éveillée, mais dans lequel les individus peuvent encore accomplir des tâches importantes. N’est a priori pas lié à une activité donnée.

Transportation : effet correspondant au fait de se sentir transporté dans un autre monde par la narration, notamment en permettant une identification entre les joueuses et les événements vécus par les personnages. Ceci peut être renforcé par des types d’intrigues particuliers.

Presence : illusion qu’une expérience se fait directement, sans aucune médiation. On ne réfléchit pas consciemment au fait que l’on joue à un jeu et que l’on contrôle un personnage, comme s’il s’agissait de nos propres sens, comme si on se trouvait dans l’univers du jeu et que l’on pouvait directement agir dessus. Toutefois, aujourd’hui, ce terme est utilisé dans de nombreuses disciplines et a tendance à recouper des choses différentes.

Engrossment : acceptation volontaire et temporaire de considérer le monde fictionnel et les personnages comme réels. Cette acceptation, indispensable à la partie, n’est ni totale ni continue et se distingue de la transportation et de la presence, notamment par l’adoption d’une nouvelle identité dans le cadre du jeu.

Dissociation : plusieurs états psychologiques impliquant une distanciation avec la réalité, que celle-ci soit due à des choses aussi mineures que l’ennui ou à des traumatismes. Si ces états peuvent être pathologiques dans leurs formes extrêmes, les expériences dissociatives mineures sont souvent considérées comme communes et une explication utile à la capacité des joueuses à se projeter volontairement dans des identités et des mondes alternatifs.

Si vous souhaitez creuser davantage, d’autres notions proches sont également abordées dans ce (très vieux) billet.

 

Les différents niveaux d’immersion

 

Comme précisé précédemment, ces différents termes ne se sont pas tous imposés en même temps  ni dans les mêmes disciplines. Un exemple frappant est que certains d’entre eux sont parfois utilisés pour graduer l’intensité de l’immersion. Ainsi, l’article rappelle qu’en 2004, dans leur article « A grounded investigation on game immersion », Paul Cairns et Emily Brown décrivent trois niveaux d’immersion :

l’engagement, qui est le stade le plus faible et correspond à l’investissement initial en temps ;
– l’absorption (engrossment), où le jeu affecte les émotions de la joueuse ;
– 
l’immersion totale, aussi appelée « présence », dans laquelle la joueuse concentre toute son attention sur le jeu et plus sur la « réalité ».

Pour l’anecdote, il existe d’autres échelles comparables, dont celle de la hiérarchie de l’engagement de Taghd Kelly qui n’est certes pas dans l’article initial, mais qu’il pouvait être intéressant de mentionner ici :

– distraction : la joueuse participe à l’activité mais sur une durée très courte, principalement parce que cela l’occupe à ce moment précis, et elle pourrait aussi bien faire autre chose ;
– amusement : la joueuse s’amuse assez pour investir du temps dans la pratique du jeu – elle rejoue donc – et pour s’améliorer un peu, mais cela reste un jeu parmi bien d’autres ;
– connexion : la joueuse se lie au jeu grâce à un élément qui l’intéresse plus particulièrement (le type de fantasy, la dynamique, la marque, etc.) ;
– investissement : le jeu commence à prendre une importance particulière pour la joueuse et elle ressent le besoin de réellement s’y investir, par exemple en voulant devenir la meilleure, en comprendre toutes les subtilités, rentrer dans un club, etc. ;
– culture : le jeu devient un élément qui définit en partie la joueuse, mais aussi un sujet de conversation, un élément important socialement, et fait partie intégrante de sa vie.

Enfin, Sarah Lynne Bowman reprend dans l’article une théorie de Moyra Turkington proposant une graduation basée sur les arts du spectacle et traitant du lien entre sa personnalité et son personnage :

– marionnette : le personnage est contrôlée par la joueuse, mais cette dernière se tient à distance et n’y met presque rien d’elle-même. Il s’agit juste d’un outil, mais esthétiquement approprié  ;
– poupée : la joueuse n’habite le personnage que de façon très limitée et les décisions se prennent généralement sur des critères externes à ce dernier ;
– masque : la joueuse se sert principalement du personnage pour interagir avec le jeu et a généralement un lien empathique avec ce dernier, qui fait notamment que les décisions sont souvent prises de son point de vue ;
– possession : la joueuse abandonne son identité pour la durée du jeu afin de recevoir l’expérience proposée le plus directement possible, notamment au travers de la subjectivité du personnage.

 

Les 6 types d’immersion

 

La seconde partie de l’article propose un modèle de six types d’immersion : activité, jeu, environnement, narration, personnage et communauté. Il rappellera à certains celui sur le jeu video de Gordon Calleja développé dans son livre In-Game: From Immersion to Incorporation, et dont Olivier Caïra a fait une transposition très intéressante disponible en cliquant sur ce lien. Mais au-delà de cette même structure, Sarah Lynne Bowman fait le lien avec de nombreuses autres théories sur l’immersion, dont celles mentionnées dans les liens fournis en introduction et les notions proches évoquées précédemment.

L’intérêt de ce modèle est de pouvoir différencier le type d’immersion que l’on souhaite dans un jeu et donc travailler sur la façon dont ceux-ci s’articulent, sur la façon de privilégier celui-ci ou celui-là, mais aussi sur les façons de passer de l’un à l’autre et de ce que cela provoque chez les joueuses. Par exemple, ce genre de distinction est sans doute inévitable pour pouvoir discuter sereinement des bienfaits respectifs des modes de jeu « en transparence » ou « avec ses tripes » sans que cela ne vire à la guerre de religion, ou pour voir sur quoi mette l’accent lors d’ateliers préparatoires.

Voici les six types d’immersion :

– dans l’activité : être absorbé par l’activité elle-même, que celle-ci soit aussi prenante que le fait de passer une soirée avec ses amis ou aussi immédiate que de faire une pyramide avec ses dés ;
– dans le jeu : être absorbé par la partie et le fait d’atteindre son objectif en suivant les contraintes définies par les règles. Cela peut correspondre par exemple au fait de se laisser captiver par un problème à résoudre en jeu, une énigme, la résolution d’une enquête, un défi tactique, etc. ;
– dans l’environnement : être captivé par la découverte de l’univers du jeu (mais aussi du terrain dans le cas d’un GN par exemple), à la fois ce qu’il propose, ce qu’il est possible d’y faire, sa richesse, les interactions sociales à l’intérieur de ce dernier, etc. ;
– dans la narration : être captivé par les histoires qui sont en train de se dérouler et ce qu’elles véhiculent et provoquent. En JdR, ce type d’immersion et le précédent se recoupent très souvent et ne sont pas toujours distinguables ;
– dans le personnage : être captivé à la fois par le personnage mais aussi par la façon de le jouer (différence principale avec le modèle de Calleja) et les émotions qu’il ressent ou exprime, avec des liens évident vers les thématiques du bleed et de la conscience double (c’est-à-dire le fait de voir les événements à la fois en tant que personnage et que joueuse, ou que spectateur et auteur, selon l’acception) ;
– dans la communauté : être captivé par les interactions et les relations au sein du groupe social dans lequel on joue, que ce soit la tablée, le club, etc. On est plus intéressé par ce que l’on fait ensemble et par le principe de le faire ensemble que par tout le reste.

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[1] Toutes ces définitions sont des synthèses faites par l’auteure à partir de très nombreuses autres références. Nous vous renvoyons vers l’article original pour avoir le détail des sources.

7 Commentaires
  • Hypath

    06/06/2018 at 16 h 14 min Répondre

    Le problème majeur dans cet article c’est que les notions présentées en première partie, et la moitié de la deuxième ne sont pas spécifiques au JdR. Et que celles qui le sont en viennent à être réduites au « même niveau », tout en n’étant pas vraiment détaillées.
    Je conseille de jeter un œil à cette analyse qui est plus précise : http://rolistologie.blogg.org/definitions-de-l-immersion-a117760800

    • Brand

      06/06/2018 at 16 h 39 min Répondre

      Plusieurs réactions :
      1 – c’est un résumé de l’article original. C’est sans doute ce qui lui donne ce côté imprécis ou peu détaillé apparent. Il intègre la plupart (totalité) des modèles cités dans le second billet donné en lien en début de ce billet et bien d’autres et les fait correspondre dans un cadre commun très intéressant de notre point de vue.
      2 – à titre personnel, je pense justement que c’est une erreur que de chercher des choses qui soient spécifiques au JdR (pour expliquer des choses qui ne le sont pas forcément). Mais, pour moi, c’est quelque chose qui dépasse très largement ce cadre-là.
      3 – merci pour le lien 🙂

  • Benoit

    06/06/2018 at 10 h 35 min Répondre

    Malgré la difficulté que j’ai à m’intéresser au théories autour du JdR, je trouve ce sujet en particulier intrigant parce que j’ai le sentiment que c’est bien souvent le parent pauvre du JdR. Ce que je veux dire, c’est que si beaucoup d’entre nous ont fait l’expérience d’une immersion très satisfaisante en JdR, c’est souvent considéré comme un hasard, ou à la limite un effort conscient des joueurs, mais indépendant du jeu lui-même.

    J’ai toujours été frappé – par exemple – que le GNS qui a longtemps été une référence en matière d’attentes des joueurs n’aborde absolument pas l’immersion.

    Un dimension que vous ne mentionnez pas mais qui me semble intéressante également est ce que j’appèlerais la théatralité. On peut être immergé sans théatraliser les échanges, et on peut théatraliser (ce qui est généralement dans mon expérience une conséquence de l’immersion, mais avec laquelle tous les joueurs ne sont pas forcément à l’aise).

    Je me permets de poster ce commentaire sur FB aussi pour voir si ça crée de la discussion là-bas.

  • cdang

    06/06/2018 at 2 h 15 min Répondre

    Roleplay, immersion… Quelle sera la prochaine falaise rôliste à laquelle tu t’attaquera ?

  • Alex

    06/06/2018 at 0 h 18 min Répondre

    Si j’osais …
    Bon j’ose ! Cet article tombe un peu sèchement je trouve. Une petite conclusion ou ouverture serait peut-être appréciable ? Merci en tout cas pour ce partage 🙂

  • Melvin

    05/06/2018 at 19 h 43 min Répondre

    Le flow c’est Mihaly Csikszentmihalyi !

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