Ne (surtout) pas garder la tête hors de l’eau 2/2

 

Pour lire la première partie de ce billet, cliquez ici. Dans celui-ci nous allons présenter quelques modèles autour de l’immersion.

 

Le modèle d’Adams

 

Parmi les nombreux modèles qui tentent d’établir des typologies de l’immersion, celui d’Ernest Adams a l’avantage de la clarté et de pouvoir assez facilement s’adapter au JdR. Il en identifie trois types : les immersions tactique, stratégique et narrative.

a) L’immersion tactique correspond à du jeu intense sur des périodes très courtes (« in the zone ») et généralement, dans le jeu vidéo, à beaucoup de réflexes et une activité se faisant surtout sur une coordination œil-mains. Les exemples données sont le shoot’em up frénétique ou l’état de quasi-méditation que l’on peut avoir sur une partie de Tétris. Tout se résout en une fraction de seconde et toute tentative d’amener une réflexion, un temps de résolution plus long, de prendre du recul ou de réfléchir à l’histoire du jeu briserait la « transe ». Pour favoriser ce genre d’immersion il faut une interface qui soit sans faille, robuste, rapide et intuitive. Toute défaut des contrôles ou changement brusque de gameplay (par exemple avec un boss qui ne se tue pas comme les autres) la briserait au contraire.

Si je fais un parallèle forcément un peu poussif avec ma propre expérience du JdR, cela ressemble énormément aux jeux techniques (typiquement à combo) où on se fait prendre rapidement, souvent par un combat, qui devient un objectif en soi. J’ai beaucoup de souvenirs adolescents de D&D qui ressemblent à ça, mais aussi du très actuel Chevaliers du Zodiaque où une bonne partie du plaisir vient du sentiment de puissance à balancer des combinaisons de pouvoirs les plus puissantes possibles et à répondre du tac au tac à une attaque spéciale par une défense qui l’est tout autant. Là, clairement, le rôle de l’interface est joué par le meneur et/ou le système de règles et effectivement, on attend avant tout de ce dernier qu’il soit appliqué et pas contourné. Il « does matter » comme on dit de l’autre côté de l’Atlantique.

b) L’immersion stratégique correspond essentiellement à un challenge cérébral et au fait de distinguer la structure des parties. On y observe, analyse, déduit, conclut. Tant que le jeu répond de façon relativement cohérente et suffisamment peu aléatoire pour que l’établissement d’une stratégie ait un sens, tout se passe pour le mieux. Là encore, l’histoire importe peu (sauf si justement elle est l’objet même de l’énigme), quand elle n’est pas vécue comme une distraction ou une perte de temps. L’optimisation et le challenge mental sont beaucoup plus importants. Pour faire un parallèle avec le JdR, je le rapprocherais surtout de trois types de parties/joueurs.

Tout d’abord, de la célèbre phase de montage de plan insensé et abracadabrantesque qui voit les joueurs s’entêter à essayer pendant des heures de trouver une solution infaillible et imparable afin de faire ce que tel ou tel pnj leur a demandé, alors même que le mj a tenté de faire quelque chose d’à peu près réaliste et qu’il n’y a donc pas de plan parfait.

Ensuite, de ce que j’appelle par défaut les joueurs « commando », pour les avoir surtout rencontrés à Shadowrun et Cyberpunk : on joue en fait plus vraiment à un JdR mais à une sorte de jeu de simulation tactique (l’équivalent de Rainbow 6 en jeu vidéo) pour arriver à résoudre une mission où le groupe de pj ressemble à un clone de l’Agence Tout Risque avec une mise en avant de l’efficacité et une négation quasi totale de la personnalité des personnages.

Enfin, et cela pourra sembler beaucoup plus positif, aux scénarios d’enquête. Enfin à certains d’entre eux : on est plus dans le whodunnit, Le Mystère de la chambre jaune ou les Agatha Christie que dans le roman noir. Ce qui compte n’est pas tant ce que vit le personnage qui n’est finalement qu’une contrainte et un moyen d’obtenir des indices selon certaines conditions, mais bien la façon de résoudre l’enquête à la manière d’un puzzle ou d’une énigme.

Chacun de ces trois exemples correspond effectivement à la définition de l’immersion et peuvent être sans problème suffisamment prenants pour être captivant durant toute une soirée, mais je dois bien avouer qu’intuitivement, je ne pensais pas forcément à ça en parlant d’immersion. L’avantage par contre est que sur ce genre de choses, il est d’autant plus facile de se débarrasser des vieux réflexes. Sur une enquête à la Hercule Poirot ou Sherlock Holmes, par exemple, on n’a pas besoin d’incarner chacun un personnage. Pire, cela peut même se révéler être un frein.

c) L’immersion narrative correspond peu ou prou à ce que l’on peut trouver dans un livre ou un film : on s’intéresse aux personnages, commence à avoir de la sympathie pour eux, et on veut savoir comment tout cela va finir. Pour cela on est d’ailleurs souvent prêt à supporter une interface bancale ou le fait qu’il soit difficile sinon infaisable d’élaborer une stratégie (personnellement, je pense au contraire, il s’agirait presque d’une condition à l’immersion narrative). D’après Adams, pour y arriver, il n’y a qu’une façon : soigner le « storytelling ». Vu comment ce mot est connoté en JdR, autant prendre directement ses exemples : personnages et dialogues intéressants, intrigue soignée… Selon cette perspective, le parallèle est rapide : le système « does » plus « matter » tant que ça. Par contre, l’élaboration du scénar, le mix univers/accroches scénaristiques et la capacité du meneur sont primordiales.

Bref, pour aussi simple qu’il soit, j’aime bien ce modèle (et le suivant, qui en est une extrapolation) . Il a l’avantage de ne pas opposer les différents types d’immersions ni de décréter une bonne et une mauvaise façon de jouer. Il permet des discussions sur certains points qui me semblent importants ou que j’avais toujours eu du mal à exprimer. Ainsi, la sensation de certains – dont je fais partie – que les storygames ne sont pas vraiment des JdR au sens classique peut s’expliquer par le type d’immersion différent auquel ils font appel. De même pour ce sempiternel débat sur l’utilité relative du système de règles, la différence entre la priorité donnée à l’histoire ou aux émotions des joueurs ou le fait qu’on puisse ressentir des émotions fortes même en faisant du PMT, ne serait ce que le « fiero ».

 

Le modèle de Staffan Björk and Jussi Holopainen

 

Ces deux auteurs ont formalisé un autre modèle qui est très proche de celui d’Adams et le prolonge. L’immersion « tactique » y devient peu ou prou « sensorielle » et/ou « motrice », l’immersion « stratégique » devient « cognitive » et l’immersion « narrative » devient « émotionnelle ».

Toutefois, ils ont également distingué deux autres types d’immersion :

–    l’immersion géographique qui correspond au moment où le monde virtuel devient convaincant pour la perception qu’en a le joueur. Si cette théorie fait référence à la réalité virtuelle, j’imagine qu’on peut faire un lien avec l’univers d’un JdR où je crois que, d’une certaine façon, on peut s’immerger de façon analogue. Toutefois, n’ayant pas lu le livre en question, je ne sais pas si cela correspond à leur théorie. Cela rejoint par contre la définition de M.-L. Ryan qui décrit l’immersion comme le moment où on imagine qu’il y a davantage que ce que nos sens perçoivent et que l’on « remplit les trous ».
–    l’immersion psychologique qui correspond à une confusion entre le monde réel et le monde fictif. Comme précisé dans la première partie, l’objet de ces billets n’est pas d’explorer ce genre de problèmes.

 

Le modèle SCI (Laura Ermi et Frans Mäyrä)

 

Comme le modèle Adams, le SCI est également conçu autour de trois types d’immersions :
a) celle basée sur les sens (S) ;
b) celle basée sur le challenge (C) ;
c) celle basée  sur l’imagination (I).

Encore une fois, le premier prend tout son sens dans l’univers des jeux vidéo : il s’agit d’en mettre plein la vue et plein les oreilles aux joueurs…et si en plus, il a un joystick avec retour de force, on lui en met plein les doigts aussi. Non mais ! A priori, on peut se dire qu’il est difficile d’adapter ce genre de choses en JdR, pourtant on l’a presque tous déjà fait en menant. Que ce soit en modulant sa voix, en passant de la musique ou en jouant avec des bougies. C’est aussi vrai d’une façon un peu détournée avec tous les faux articles de presse photocopiés qui pullulaient dans les vieux scénarios de Cthulhu ou Maléfices, ou pour l’usage de talkies walkies pour simuler des radios dans les multitables, etc. Alors oui, cela fait figure de parent pauvre et il est difficile d’en tirer quoi que ce soit de plus, mais bon, à défaut d’être original, c’est souvent pratique et toujours bon à creuser.

Le second type d’immersion est le challenge. D’après ce modèle, en ligne droite des publications sur le flow, pour s’assurer d’avoir une immersion maximale, il faut absolument doser la difficulté d’un jeu pour toujours la laisser dans une zone qui soit entre la facilité qui provoque l’ennui (et sans doute le manque d’enjeu) et la difficulté qui fait décrocher. Bien sûr cette « zone » évolue au fur et à mesure que le joueur apprend à manier le jeu. Cela paraît évident dit comme ça, mais on a tous eu à subir des scénarios dont on devinait la fin au bout de cinq minutes et dont le meneur s’entêtait à trouver toutes les bonnes excuses pour faire durer inutilement la partie (« mais jamais ton personnage n’y penserait ») ou au contraire qui se permettait de nous parler comme à des débiles parce qu’on n’avait pas tout compris à l’intrigue qu’il avait peaufiné pendant des mois afin justement de la rendre incompréhensible. Chercher à gérer la courbe d’apprentissage est bien entendu un très bon réflexe. Pas forcément sur le système d’ailleurs, mais aussi sur la connaissance du monde, de ses secrets et de son ambiance. C’est capital pour une campagne, surtout si c’est la première faite sur un jeu donné.

Après ces enfonçages de portes ouvertes, le troisième type d’immersion, l’imagination, est un peu plus complexe. Je n’ai pas bien compris à la lecture s’il s’agissait du fait d’avoir des intrigues et personnages captivants ou de celui de pouvoir voir du fantastique/merveilleux, c’est à dire des choses non visibles dans la vie de tous les jours. Dans les deux cas, ce n’est pas très grave : on ne peut vraiment pas dire que ce soit le type d’immersion le plus difficile à mettre en place autour d’une table de JdR.

Mais au delà de la simple présentation du modèle, le point sans doute le plus intéressant dans ces travaux est que les chercheurs ont ensuite (en 2005) fait remplir une série des questionnaires à des joueurs pour tenter de voir comment s’en sortaient une dizaine de jeux connus sur les différents types d’immersion. Certains résultats sont surprenants, mais ce qui frappe surtout, c’est de voir que parmi ces titres qui ont tous été des succès, on a vraiment toutes les configurations : des jeux qui ont un type spécifique d’immersion très marqué (Half Life 2 pour le S, Civilization III et Nethack pour le C…) avec ou sans grosses lacunes dans un des domaines (pas la peine de chercher le I dans PES 4) d’autres qui restent plutôt bons partout sans exceller nulle part (GTA : San Andreas ), et un seul se permet même d’être très moyen partout (The Sims 2).

Là encore, en transposant au JdR, j’aurais du mal à « noter » des jeux de la sorte, mais si je prends plus ou moins les catégories, j’ai presque immédiatement des prénoms de mes anciens meneurs qui viennent se greffer dessus. J’en ai pas forcément pour le challenge (je me suis jamais posé la question), mais je peux sans problème en citer un qui était excellent pour faire ressortir une ambiance si particulière qu’on ne trouvait qu’à ses tables (on a surtout joué à Vampire), un autre qui n’avait pas son pareil pour interpréter et donner corps aux différents pnjs (plein de jeux, mais surtout Mousquetaires de l’ombre je dirais), un autre enfin qui s’était spécialisé dans les scénarios avec des histoires on ne peut plus tordues dont on attendait à chaque fois les explications, faute de les avoir comprises (avec lui c’était surtout du Shadowrun et du Bushido). Et bien sûr, automatiquement, il revient le souvenir d’un autre qui était excellent mais qui ne rentre dans aucune des cases, ou plutôt si, celle du mec qui est bon partout sans forcément se distinguer quelque part (Bushido). Tous ces meneurs sont très différents, la plupart se connaissent et s’apprécient, certains ne peuvent pas se saquer, mais avec tous, j’oubliais que je jouais et étais donc sans doute réellement immergé. Et j’aimais ça. Plus même, vu que sans eux j’aurais sans doute arrêté. Pourtant aujourd’hui, avec l’expérience, leurs différences de style (et les lacunes de certains) me paraissent de plus en plus évidentes et c’est vrai que certains parties me tentent plus que d’autres. Je ne suis pas persuadé que cela vaille le coup de tenter de faire un classement des meneurs et des styles qui correspondent, mais chacun sans conteste être une importante source d’inspiration. Chacun proposait des parties prenantes, immersives, à sa façon.

Et vous, vos expériences sont similaires ? Vous avez aussi des meneurs qui s’imposent à vous pour un « style » particulier et qui avaient la faculté de vous proposer des parties dans lesquels vous réussissiez régulièrement à vous immerger?

 

Le modèle SSF (Dominic Arsenault)

 

Le dernier modèle présenté sur ce billet propose une variante du précédent.

Le premier changement consiste à transformer la dimension Imaginaire (I) par une immersion fictionnelle (F). C’est vraiment très loin de remettre en cause tout le système mais l’objectif semble ici de dire qu’on a pas besoin de se demander comment on réagirait à la place du protagoniste pour être immergé, comme le montrent de nombreux films et romans.

Le second changement consiste à remplacer l’immersion basée sur le challenge (C) par une immersion systémique (S). Cette distinction est amenée par le fait que le challenge est surtout présent pour les médias interactifs, dont font partie les jeux, mais ne s’applique pas dans la plupart des autres cas. Par contre, il y a quelque chose de proche qui est la capacité à discerner non plus ce qui nous arrive directement, mais d’en distinguer la structure. Par exemple, un joueur d’échec particulièrement aguerri peut être totalement immergé dans sa partie (car oubliant qu’il joue pour se consacrer uniquement au fait de jouer) mais ne pas percevoir les coups adverses en tant qu’actions indépendantes mais bien comme des composantes de routines ou d’ouvertures. Il peut ainsi « prévoir » les coups suivants sans pour autant rompre son immersion. Il peut en être de même pour un cinéphile qui perçoit les choix de réalisation ou un d’un amateur de polar qui formule des dizaines d’hypothèses pour savoir où si se cache le meurtrier. Il est fait mention des JdR (en jeu vidéo par contre je pense) et du fait qu’il est parfois moins disruptif de dire « tu perds 10 points de vie » que de donner plus de détails qui sont en dehors du « système ».

 

En résumé…

 

Ces modèles permettent d’aborder de nombreux aspects liés à l’immersion. Mais, de mon point de vue, les plus importants sont :
– d’avoir une définition, même vague, de ce qu’est l’immersion pour pouvoir m’y référer dans les inévitables dialogues de sourds à venir : « lorsqu’on ne fait plus attention au fait qu’on joue, qu’on ne se voit plus en tant que joueur participant à la partie mais directement en tant que personnage et qu’on en oublie au moins partiellement le monde extérieur »;
– de voir qu’il existe plusieurs degrés d’immersion et que même s’il y en a qu’un qui m’intéresse a priori, les autres peuvent constituer des paliers pour arriver à celui voulu ;
– qu’il y a bien un lien entre les émotions ressenties par les joueurs et l’immersion et que les deux se stimulent mutuellement ;
– qu’il existe plusieurs types d’immersions, quelque soit le modèle choisi, et que les typologies sont nombreuses. Elles n’ont d’intérêt qu’en tant que grilles de lecture et donc ne doivent pas être choisies pour elles-mêmes, mais comme outils répondant à un objectif particulier.

Suivant les expériences et les envies de chacun, on sera forcément plus intéressé par tel ou tel modèle. Par exemple, même si je trouvais au début que ce n’était que du bon sens, je trouve celui d’Adams (et dans une certaine mesure le SCI) de plus en plus intéressant parce qu’il me permet de voir concrètement des points à améliorer dans ma maîtrise et pourquoi j’ai plus de mal à impliquer certaines personnes bien précises avec qui je joue. Il me permet également de comprendre pourquoi je me sens aussi immergé et prend au moins autant de plaisir dans une partie des Chevaliers du zodiaque que dans une partie plus « classique », même si les jeux n’ont presque rien à voir et que le premier semble de prime abord regrouper tout ce qui ne m’attire pas dans le JdR.

Car comme toujours, toute cette théorie n’a de sens que si cela permet de prendre plus plaisir autour des tables de jeu. Même si ce n’est pas le but initial de ce billet qui se contente uniquement de regrouper des théories sur le sujet de l’immersion, il me semble effectivement qu’il y a des choses à prendre. Par contre, il manque toujours un petit quelque chose concret qui permette de s’en servir d’avantage. Par exemple, une des probables limites de la plupart de ces théories est qu’elles ne parlent que d’un état, éventuellement des barrières pour l’atteindre, mais très peu de comment le provoquer. Autrement dit, on peut en y passant du temps en déduire des méthodes pour qualifier son style de partie ou de maîtrise ou pour renforcer l’immersion, mais il n’en existe que très peu. Pour les quelques pistes sur la façon de renforcer concrètement l’immersion et de susciter l’ « active creation of belief » (M.-L. Ryan), il faudra donc sans doute se les construire.

 

Quelques sources pour ceux que ça intéresse :
M. Arsenault : Dark waters : spotlight on immersion
E. Brown et P. Cairns : A grounded investigation on game immersion
L. Ermi et F Mäyrä : Fundamental components of the gameplay Experience : Analysing immersion
J. Murray : Hamlet on the holodeck :the future of narrative in cyberspace
B.J. Pine et J.H. Gilmore : The experience economy : work is theatre & every business a stage
M-L. Ryan : Narrative as virtual reality : immersion and interactivity in literature and electronic media

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