Might & Magic X Legacy

Une fois n’est pas coutume, même s’il devrait y en avoir d’autres, le 5 trucs d’aujourd’hui est consacré à un jeu vidéo : Might & Magic X Legacy. Sorti au début de l’année, ce jeu est la dernière incarnation d’une série mythique de jeux de rôle sur ordinateur initiée il y a presque trente ans et ayant bourgeonné en de nombreux spin-off. Si certains ont été particulièrement remarqués, comme le jeu de tir (ou presque) à la première personne Dark Messiah of Might and Magic, d’autres sont allés jusqu’à engendrer leurs propres séries et à éclipser un temps la franchise originale. C’est notamment le cas des jeux de stratégie Heroes of Might and Magic. Quoi qu’il en soit, douze ans après l’épisode précédent, Might & Magic X Legacy a signé le retour en fanfare de la série et le jeu ne dissimule pas une demi-seconde son intention de s’adresser à une niche, celles des joueurs biberonnés aux premiers volets de la saga et aux dungeon crawlers du début des années 90, avec leur vue subjective et leur déplacement case par case : Dungeon Master, Eye of the Beholder, Lands of loreIshar, etc.

Travaillant ou ayant travaillé également sur d’autres jeux de cet univers, que ce soit en tant que scénariste ou level designer, Julien Pirou a assuré le rôle de directeur créatif sur Might & Magic X Legacy. Rôliste et fan absolu de Shadowrun, auteur d’un jeu maison sur l’univers de Leiji Matsumoto, vous le connaissez sans doute déjà pour une de ses nombreuses autres activités, que ce soit au sein du très regretté IG mag, de ses apparitions dans des web-séries ou de ses nombreuses émissions sur Nolife1D6, Retro & Magic, Crunch Time, etc. Cette fois-ci, c’est avec sa casquette de concepteur de jeu qu’il vient nous parler des 5 trucs qu’il a pu apprendre en travaillant sur Might & Magic X Legacy.

Sur Might & Magic X Legacy : https://www.ubisoft.com/fr-fr/game/might-and-magic-x-legacy/
Pour lire la biographie de Julien : http://www.nolife-wiki.fr/Julien_Pirou

 

0. Introduction

 

Même si des rapprochements sont possibles, il est indéniable qu’on ne conçoit pas un jeu vidéo tout à fait comme on concevrait un jeu de rôles. À vous de voir si les « 5 trucs » ci-dessous peuvent vous servir ?

 

1. Vos joueurs en ont vu d’autres
(ou, « cassons le monomythe »).

 

Une chose dont je me suis rapidement aperçu en travaillant sur la licence Might & Magic, c’est que les joueurs sont devenus difficiles à surprendre et à intéresser. Depuis que Joseph Campbell a mis le doigt sur la structure fondamentale de la plupart des histoires, le fameux « voyage du héros », de nombreux auteurs et scénaristes ont eu tendance à vouloir l’appliquer au pied de la lettre. Je pense que la plupart des lecteurs de ce blog sont familiers du concept de monomythe, mais pour les autres, voilà les grandes lignes. Campbell a théorisé en 1949, dans Le Héros aux mille et un visages (The Hero with a Thousand Faces) que tous les mythes et légendes étaient fondamentalement une seule et même histoire, dont voici les cinq grandes étapes (je me permets ici de copier-coller Wikipedia) :

1. l’appel à l’aventure, que le héros doit accepter ou décliner ;
2. un cheminement d’épreuves, où le héros réussit ou échoue ;
3. la réalisation du but ou du gain, qui lui apporte souvent une meilleure connaissance de lui-même ;
4. un retour vers le monde ordinaire, où le héros réussit ou échoue ;
5. l’utilisation du gain, qui peut permettre d’améliorer le monde.

 

C’est la structure de multiples œuvres qui ont modelé notre imaginaire, de l’Odyssée au Seigneur des Anneaux en passant par Star Wars.

Il n’y a rien de mal avec le monomythe (même s’il demeure une simple théorie, contestée et débattue depuis un demi-siècle). Le problème, c’est que les joueurs connaissent désormais cette structure par cœur (même s’ils n’ont pas forcément conscience de la théorie sous-jacente, et se contentent de poster «l’hystoire est tro cliché lol, zont tou piquer dans Star Wars cé gros naz ! » sur les forums de discussion). Béotiens mis à part, on peut comprendre que quand on connaît trop bien quelque chose, on finit par trouver ça ennuyeux.

Certains écrivains de jeu vidéo, ayant lu énormément d’ouvrages théoriques sur la narration et l’écriture d’histoires mémorables, ont tendance à vouloir appliquer la structure identifiée par Campbell sans prendre en compte l’aspect le plus important offert par ce médium : l’interactivité. Peut-être que suivre le monomythe est effectivement inévitable lorsque l’on écrit une saga de fantasy ou de science-fiction en roman ou en film, du fait de la linéarité de ces supports (et encore, je n’en suis pas convaincu). Mais le jeu vidéo et le jeu de rôles sont différents. Les joueurs sont acteurs de l’histoire, ils y projettent leur personnalité, se l’approprient et en deviennent coauteurs. C’est une chance inestimable de ne pas enfermer la narration de vos scénarios et aventures dans une structure trop familière.

 

2. Moins, c’est mieux ?

 

En écrivant Might & Magic X, passé l’enthousiasme des premiers jours, je me suis rendu compte à quel point il est difficile de trouver des idées mémorables pour plusieurs dizaines de PNJ. Le premier marchand ? Un ancien soldat, possédant des tuyaux sur les actuelles luttes de pouvoir dans l’Empire. Puis vient l’alchimiste, exilée des académies de magie pour trafic de faux objets magiques. Puis le marchand nain amical. Et puis on attaque la deuxième ville, avec au moins autant, si ce n’est davantage, de marchands. Puis la troisième ville. Puis…

Là, donner un vrai caractère propre à chaque PNJ commence à devenir compliqué. Et finalement, je me demande, vaut-il mieux beaucoup de personnages un peu redondants, ou moins de personnages, mais qu’ils soient uniques et mémorables ? La prochaine fois que j’écris un RPG, je compte bien expérimenter la deuxième solution, pour voir.

Dans le même ordre d’idées, pas la peine d’essayer de réinventer la roue. J’ai observé dans de nombreux jeux (vidéo ou non) une tendance à inventer des noms à coucher dehors pour des concepts classiques. Si ça ressemble à un elfe, que ça se comporte comme un elfe, et que sa spécialité est le tir à l’arc en milieu forestier, alors autant appeler ça un elfe plutôt qu’un « mystérieux Niavlys des forêts de la Neirol ». Si vous voulez vraiment lui donner un nom original, alors faites-en une créature unique et originale !

 

3. Différents joueurs, différentes attentes

 

Dans le passé, la franchise Might & Magic mettait en scène différents mondes, chacun ayant ses spécificités : Terra, Varn, Cron, Enroth… Depuis 2005, Ubisoft a décidé que tous les jeux se dérouleraient sur le même monde, Ashan, et a établi une bible très détaillée de chaque faction, sort, race et créature. En tant que scénariste, j’ai naturellement eu envie de mettre ce lore* en scène dans Might & Magic X : les conséquences du Twilight Covenant signé entre les Anges et les Sans-Visages, l’émergence du peuple elfe noir, la culture naine avec leur dégoût du poisson et des fruits de mer et leur amour du fromage de chèvre, les origines des différentes compagnies de mercenaires et comment la Storm Guard s’est laissée corrompre par l’appât du gain pour devenir la Black Guard, etc.

Ce que j’ai appris, à la sortie du jeu, c’est qu’une majorité de joueurs de jeux vidéo ne s’intéressent pas du tout au lore. Ils veulent juste avoir des objectifs clairs, des ennemis à tuer et des artéfacts à looter. C’est comme ça. Tout ça ne veut bien sûr pas dire que le lore n’est pas important (loin de là), juste qu’il faut prendre en compte que tous les joueurs ne se passionnent pas pour la langue des Elfes ou le code d’honneur des brigands du Croc Noir. Un univers, c’est bien, mais vous faites avant tout un jeu.

Ce que je veux dire par là, c’est qu’avant d’entrer dans le détail de l’univers, il est peut-être recommandable de commencer par consacrer un ou deux chapitres à des choses plus concrètes. Par exemple, le concept général du jeu, le type de personnages que les joueurs vont incarner, et le type d’aventures qu’ils peuvent espérer vivre autour de la table de jeu. Ces informations vitales doivent figurer dès le début de l’ouvrage, et être faciles à trouver. Même si votre univers vous enthousiasme (et c’est tant mieux !), ne commettez pas l’erreur de noyer votre lecteur/joueur sous une tonne de détails obscurs et concepts cosmogoniques dès le premier chapitre. D’abord le jeu, ensuite le lore.

 

4. Conseils pour l’écriture collégiale

 

Même si j’étais le seul scénariste sur Might & Magic X (avec un coup de main de mon collègue Kurt McClung, venu en renfort pour écrire plusieurs « lore books », des ouvrages que le joueur peut ramasser et lire durant ses aventures), sur d’autres projets j’ai intégré un pool d’auteurs travaillant ensemble sur un même jeu. Chaque auteur est différent : par exemple certains sont d’excellents conteurs, mais peuvent se sentir à l’étroit dans le moule d’un univers bien établi. D’autres seront des tueurs en matière de dialogues et maîtrisent à merveille l’émotion. Certains ont un vrai talent pour faire coïncider histoire et mécaniques de jeu. Le plus difficile va être d’identifier les forces et faiblesses de chacun et de faire en sorte que tous travaillent de concert, que leurs compétences respectives se complètent. Établir les rôles des uns et des autres est donc crucial, surtout lorsque les auteurs ne se rencontrent qu’occasionnellement et ne communiquent quasiment que par e-mail.

Il faudra également qu’un des membres de l’équipe, spécialiste du lore, ait l’autorité nécessaire pour faire en sorte que chaque histoire soit bien fidèle aux règles du monde où se déroule le jeu, quitte à éventuellement réécrire certains passages problématiques. Ce n’est pas toujours facile à mettre en œuvre : les créatifs ont souvent un ego non négligeable (moi le premier !), et des auteurs habitués à être « seuls maîtres à bord » peuvent être frustrés par ce processus.

Mais cette étape est absolument nécessaire : même si la majorité des joueurs ne s’intéressent pas au lore, ceux qui s’y intéressent seront impitoyables avec la moindre erreur et la moindre contradiction, et ne manqueront pas d’en informer le reste de la communauté. Rien de pire pour un auteur d’être accusé de mal connaître son propre univers !

 

5. La piste procédurale

 

Parmi ses titres de gloire, la saga Might & Magic peut se targuer d’avoir mis en place un élément que l’on retrouve dans de nombreux RPG et hack’n slash : la génération aléatoire d’objets. Plutôt que de définir à l’avance quantité d’objets magiques uniques, Might & Magic III (1990) générait chaque objet de façon procédurale, en combinant diverses caractéristiques. À partir d’une « épée », on pouvait ainsi obtenir une « épée de feu » ou une « épée tranchante de précision ». Nous avons bien entendu repris ce système dans Might & Magic X.

Il me semble que de tels systèmes, que l’on peut simuler par de simples tableaux Excel, peuvent dans certains cas être repris lors de l’écriture d’un jeu de rôle papier. Pas seulement pour générer des objets, mais aussi des monstres, PNJ et quêtes. Je recommande toutefois d’appliquer une part de rationalité : par exemple déterminer que des bottes donneront plus souvent des bonus de déplacement ou de vitesse que des bonus de force, que des gobelins n’auront pas accès à des capacités élémentaires, et ainsi de suite. Utilisez votre lore et votre bon sens pour déterminer les règles de votre génération aléatoire, et vous verrez qu’avec un peu de travail en amont vous gagnerez énormément de temps plus tard. Encore mieux : mettez vos règles de génération à disposition des joueurs et meneurs !

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* Note : le terme lore est généralement utilisé dans le jeu vidéo pour désigner tous les éléments liés à l’univers du jeu qui n’ont que peu ou pas d’impact sur le gameplay. Étymologiquement, il correspond peu ou prou à tout ce qu’on peut apprendre sur un sujet donné. Ces informations sont généralement utilisées par les concepteurs pour donner une cohérence et une personnalité à leur création, et par les joueurs les plus investis pour en apprendre toujours davantage sur leur jeu de prédilection. Il est à peu près équivalent à ce que l’on nomme volontiers le fluff dans le jeu de rôle et l’univers de la figurine fantastique, ou la backstory lorsqu’on parle scénarisation. Je me demande si on aura droit à un Crunch Time sur le sujet ? — Brand.

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