Autorité et narration (2/2)

Ce qui suit est la suite et fin d’un billet en deux parties autour des notions de partage de l’autorité et de la narration.

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La narration :

 

C’est quoi la narration en JdR?

 

Quitte à martyriser quelques portes ouvertes, dans un JdR, le « plateau de jeu » n’est pas physique, mais réside dans la tête des joueurs. Il peut, certes, y avoir un plateau physique, des figurines ou même un écran d’ordinateur, mais ceci ne représente qu’une petite petite partie de la situation de jeu réelle. Cette dernière représente une sorte de dénomunateur commun entre les façons dont les participants à la partie se l’imagine, et prend place dans un espace imaginé en commun. C’est généralement ce qu’on appelle la fiction ou l’histoire, même si en général ce second terme désigne plutôt l’évolution des situations au fil du temps.

Le système de jeu sert essentiellement à deux choses, en plus d’assurer sa propre viabilité :
– provoquer des choses dans la fiction (principe de Lumpley : dire ce qui est « vrai » dans la fiction), que ce soit présentement, mais aussi en termes de potentialité ;
– provoquer des choses chez les joueurs, généralement des comportements ou des émotions.

Naturellement, Il sert à bien d’autres choses, mais, selon ce qu’on cherche à faire, on peut se concentrer sur ces deux aspects.

Le privilège de narration, c’est en gros la possibilité consentie par l’autorité (cf. partie 1) de faire évoluer ce qui se passe dans la fiction, d’en modifier une partie : altération, ajout, suppression, etc. C’est changer ce qui est « vrai ». Comme l’interface entre la fiction et les joueurs est essentiellement la conversation, le privilège de narration consiste essentiellement à avoir la possibilité d’énoncer ou directement à dire des choses qui, à moins que l’autorité ne s’y oppose, se retrouveront « vraies » dans l’espace imaginé en commun. Peu importe que cet énonciation se fasse que ce soit à tout le groupe ou pas, à l’oral ou par tout autre biais.

Note : pour ceux qui ont l’habitude d’utiliser narration dans des sens plus classiques, notamment rhétorique, on n’est pas ici dans le registre des modes de discours (de ce point de vue, la narration est souvent une description par exemple). On ne raconte pas réellement non plus parce que les faits peuvent être en train de se passer ou modifiés. En fait, on ne raconte sans doute réellement que quand on sait que quand on ne va pas être interrompu ou que l’on a l’autorité.

 

Et ces histoires de narration partagée ?

 

Sans grande surprise, en JdR, dans l’absolu, la narration est partagée par défaut. Dit autrement, sauf problème ponctuel, tous les participants contribuent à la fiction. Il y a une bonne dizaine d’années, certains auteurs, comme John H. Kim, définissaient même en partie le JdR par cela et l’opposaient à ce qu’ils appelaient les narrations statiques (littérature, cinéma, etc.). Et il est vrai que, traditionnellement, les joueurs amènent au moins les décisions concernant leurs personnages, que ce soit au travers de la création ou des différents événements de jeu, et le meneur à peu près tout le reste. Pour aller plus loin, on pourrait résumer l’essentiel des actions que les joueurs peuvent initier sur la fiction et qui passent par le prisme de leurs personnages en deux catégories : essayer de la modifier selon leur volonté ou essayer d’obtenir des informations la concernant. Soit essayer d’apporter quelque chose à la fiction, quitte à s’opposer avec d’autres propositions, ou demander à quelqu’un d’autre de le faire.

Toutefois, pour en revenir à la narration, le sens pris par ce mot dans le cadre du JdR depuis est un peu différent de celui de participer à la fiction. On ne parle généralement de narration partagée que quand les joueurs, ou du moins ceux qui ne sont pas dépositaires de l’autorité, bénéficient de davantage de possibilités d’influencer la fiction que par les simples actions de leurs personnages.

Inversement, la narration est concentrée quand il n’y a qu’une personne, soit toujours la même, soit celle qui est dépositaire de l’autorité (par exemple, le MJ du moment en cas de MJ tournant) qui peut influencer la fiction autrement que par les actions de son personnage.

 

Le partage de la narration comme un spectre large

 

Ces deux définitions ont été conçues pour qu’il soit possible de dire de façon à peu près certaine si, sur une partie (ou sur un jeu quand il est joué by the book), la narration est partagée ou pas. Bien sûr on peut trouver des cas tangents, comme lorsqu’un joueur incarne plusieurs personnages. Mais, concrètement, il est souvent plus intéressant de savoir à quel point la narration est partagée, comment elle est partagée et sur quoi, que si elle est partagée ou pas. En effet, il existe tout un univers entre une narration non partagée et une presque intégralement partagée, comme on le trouve régulièrement dans certains jeux à autorité négociée.

Ainsi, dans Polaris, sans doute un des plus influents jeux à autorité (et narration) partagée, Ben Lheman indique qu’un de ses premiers contacts avec la narration partagée a été dans Wraith de White Wolf où les joueurs incarnent non seulement leurs personnages, mais aussi le « côté obscur » du personnage d’un de leurs camarades. Pourtant, si on ne s’y attarde guère, tout dans ce jeu est joué de façon tout à fait classique et les joueurs ne peuvent en théorie n’intervenir qu’au travers de leurs personnages et de ce côté obscur, présenté comme une sorte de personnage bis. Ce partage de la narration est bien réel, mais il se fait quasiment par le dispositif du JdR classique et presque personne n’a rien à y redire.

De même, il existe également depuis très longtemps des techniques qui, si elles ne sont pas de la narration partagée au sens strict, en sont extrêmement proches et peuvent permettre d’établir des passerelles intéressantes. Ainsi, le fait de réintégrer les éléments donnés par les joueurs, d’écouter les suggestions, de demander un background développé pour ensuite en incorporer des bouts, etc. revient parfois dans les faits à une narration partagée de façon indirecte.

De même, on peut se poser la question de qui à l’initiative de ce partage de la narration. On parle alors parfois de narration dirigée, ce qui s’opposerait plus ou moins à de la narration libre. Pour prendre un exemple, voici trois mécaniques correspondant à trois façons de plus ou moins diriger la narration :
– le joueur peut acheter des éléments narratifs à rajouter dans l’histoire moyennant la dépense d’une ressource. Cette prise d’initiative est limitée et peut parfois apparaître comme un « pouvoir ». Elle existe depuis très longtemps dans certains manuels, mais est souvent restée très peu utilisée : de nombreux joueurs pouvaient continuer à jouer comme ils l’avaient toujours fait et avaient donc tendance à écarter puis à oublier cette possibilité ;
– le joueur reçoit des bonus quand il décrit son environnement (prise d’initiative favorisée) ;
– le joueur répond à une question du dépositaire de l’autorité ou rajoute des éléments que ce dernier lui a explicitement demandé (aucune prise d’initiative et peut paradoxalement apparaître comme une punition ou une corvée plutôt qu’un privilège).

À noter que dans le cas d’une narration dirigée, le dépositaire de l’autorité a naturellement tendance à se servir de ce qui a été dit par le joueur en question vu qu’il lui a d’une certaine façon « forcé la main » et que ne pas valider ces éléments aurait de grande chance de briser son consentement.

 

Un dernier mot

 

Ce double billet n’a que pour objectif de montrer quelques unes des possibilités qui sont offertes et de compiler ou proposer quelques « définitions de travail », notamment parce que certaines notions restent très faciles à confondre. Peu importe que l’on change les termes, c’est la réalité derrière et ce qui se passe autour des tables de jeu qui compte. Pour autant, il n’est pas question ici de chercher spécialement à promouvoir le partage de l’autorité ou de la narration. Ce sont des outils dans la caisse à outils du concepteur qui ont des avantages (liberté, créativité, etc.) et des défauts (manque de cohésion possible, ou perte d’engagement si mal géré, etc.). , mais plus que tout, si on décide de s’en servir dans un jeu, elles deviennent des règles à part entière. Et comme toutes les autres, elles doivent rendre la partie plus intéressante ou sauter au profit de votre système 0/fantôme.

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