Les Chroniques des féals

Les Chroniques des Féals est un JdR publié en 2012 chez Sans détour. Comme Agone avant lui, il s’agit de l’adaptation d’une série de romans de Mathieu Gaborit prenant pour cadre M’Onde, un univers médiéval fantastique baroque qui lutte pour éviter de sombrer dans le néant.

Après Sandy Julien il y a deux semaines, c’est désormais au tour d’un autre ancien de l’écurie C.O.P.S. de venir nous parler d’un jeu auquel il a participé : Olivier Roullier. Ancien gérant d’une importante boutique rennaise, ce dernier est loin d’avoir la langue dans sa poche et n’hésite pas à évoquer en détail ses propres erreurs afin d’illustrer ce qu’il a pu apprendre en travaillant sur Les chroniques des Féals !

 

Sur Les chroniques des Féals: http://www.legrog.org/jeux/chroniques-des-feals
Pour lire la bibliographie d’Olivier : http://www.legrog.org/biographies/olivier-roullier

 

1 – La conception d’un jeu est un projet au long cours

 

Jusqu’aux Chroniques des Féals, je n’avais pas été présent dès l’origine du projet ; sur C.O.P.S., Amnesya ou même chez Rackham, j’avais participé au développement du jeu et de sa gamme, mais pas à sa création ex nihilo. Avec Les Chroniques des Féals, même si je n’ai pas fait partie du trio qui a contacté Mathieu pour lui proposer de développer son livre sous la forme d’un jeu de rôle, je suis arrivé dans l’équipe relativement tôt. Et j’ai pu ainsi constater que la gestation d’un jeu, ça peut être long. Très long.

Entre les premières idées posées, les premières réunions via Skype et la sortie du jeu, il a dû s’écouler plus de 4 ans ! Bien sûr, tous les jeux ne connaissent pas un processus de développement aussi long, mais, de l’idée au livre édité, il n’est pas rare que cela prenne de longs mois, voire quelques années. Cette durée remet en perspective les nombreux retards et arlésiennes que connaît notre milieu : quand un éditeur ou un auteur annonce, sitôt les premières idées surgies, une date de sortie, on peut être sûr que le jeu ne sera pas là dans les temps annoncés. À moins que toutes les conditions soient réunies dès le départ (une équipe sérieuse et qui sait dans quoi elle se lance, un éditeur prêt et motivé, une idée de jeu hyper claire avec un déroulé précis), créer un jeu ça prend du temps.

Évidemment, sur une telle période, bien peu est uniquement consacré à la rédaction. Il faut du temps d’abord pour mettre en ordre les idées, s’organiser, mais aussi pour trouver des collaborateurs, parfois même un éditeur, présenter le projet … Et passés les débuts fébriles, où les idées fusent, où chacun déborde d’envie, d’imagination, il y a des pauses, des temps morts, l’angoisse de la page blanche, des phases où rien n’avance, d’autres où il faut revenir sur le travail accompli, parfois tout recommencer, jeter des éléments entiers de jeu à la corbeille. D’autant qu’un jeu rédigé est rarement un jeu terminé : il faut relire, réécrire, modifier des choses à la maquette…

Sur Les Chroniques des Féals, par exemple, trois systèmes de jeu très différents ont été envisagés, on a connu une pause de plus d’un an pour des raisons de cession de droits, plusieurs éditeurs ont été intéressés, une première mouture a été initiée avec le 7e cercle puis a été abandonnée, avant que le projet finisse par se concrétiser avec Sans Détour. Le changement d’éditeur, s’il a relancé la machine, a aussi provoqué des modifications dans le projet, des changements de braquets qui ont des incidences sur le produit final.

Tout ce temps, ça permet de bien réfléchir à ce que l’on veut faire, ça permet de bien préparer les choses, mais c’est aussi une source de frustration, de fatigue et de doute. On se retrouve mécontent du travail accompli, on remet des choses en cause, on a l’impression d’être au point mort ou on éprouve le besoin de passer à autre chose.

Ce n’est pas anodin si sur Les Chroniques des Féals, avec cette gestation si longue, un membre du trio original n’a finalement pas participé à la rédaction du livre de base, et qu’aucun membre de l’équipe de départ n’a écrit dans le supplément sorti deux ans plus tard. Il y a un phénomène d’usure et de lassitude qui explique là aussi les problèmes de suivi que connaissent de nombreux jeux.

À titre personnel, je n’ai pas forcément su gérer et mettre à profit ces longues pauses, ce qui fait que je me suis retrouvé un peu démotivé et désinvesti au moment de la sortie effective, et ça, ce n’est clairement pas bon pour la dynamique du jeu. L’idéal, c’est d’avoir dans ces cas-là plusieurs fers au feu, profiter des pauses d’un projet pour avancer sur un autre, y revenir frais et dispo quand l’occasion se présente. D’autant que bien souvent, la sortie d’un livre de base initie une nouvelle phase, celle du suivi de la gamme, qui peut là aussi être victime d’une temporalité élastique, alors autant être prêt !

 

2 – Apprendre à travailler en collectif

 

Créer un jeu et écrire un livre à plusieurs, c’est tout sauf évident. Même sans avoir des egos surdimensionnés et des complexes d’auteur, chacun a sa vision du truc, la défend et réussir à s’accorder n’est pas toujours chose aisée. Chaque rédacteur a sa façon se fonctionner dans le groupe : certains se tiennent à leur partie sans forcément se pencher sur ce que font les autres, d’autres ont tendance à se mêler de tout et dire tout haut ce qu’ils en pensent. J’appartiens apparemment plutôt à la seconde catégorie…

Émettre des critiques sur le boulot ou les idées des autres, ça se termine généralement par une engueulade via mails, des auteurs fâchés et un projet qui tombe à l’eau. Pourtant, je persiste à penser que s’intéresser à ce que font ses corédacteurs et en parler avec eux est une chose nécessaire et utile. Ce qui veut dire se montrer un minimum diplomate, ne jamais critiquer quelque chose sans expliquer clairement pourquoi ni sans proposer une alternative, et surtout accepter que les autres puissent à leur tour critiquer votre travail.

Si l’on n’est pas prêt à ça, autant écrire son truc tout seul dans son coin.

Sur Les Chroniques des Féals, j’ai dû mettre un peu d’eau dans mon vin, discuter et accepter des éléments qui ne me convainquaient pas, modifier certains de mes textes, râler même quand je pensais qu’on faisait fausse route, et je pense qu’au final le livre est infiniment meilleur que si n’importe lequel d’entre nous l’avait écrit seul devant son ordinateur. Et quelle émulation de voir les textes arriver les uns après les autres, quel plaisir de découvrir des pans entiers du jeu auxquels on ne s’attendait, pas comme l’excellente section sur le Néant et ses séides !

La mutualisation des idées et des points de vue peut parfois aboutir à des cathédrales baroques ; Les Chroniques des Féals n’ont pas totalement échappé à ça, mais il me semble qu’on est tout de même parvenu à faire en sorte que l’ensemble tienne droit, et le tout est à mon avis supérieur à la somme de ses parties.

Pour que tout se déroule bien et sereinement, il faut que quelqu’un endosse la responsabilité d’être chef de projet, que ce soit quelqu’un appartenant à l’équipe de création ou quelqu’un d’un peu extérieur. On ne dira jamais assez l’importance d’avoir un bon éditeur ou chargé de gamme, quelqu’un qui soit capable d’avoir une vue d’ensemble, de laisser libre cours aux idées des uns et des autres, mais qui sache aussi trancher et prendre des décisions le cas échéant.

Sur Les Chroniques des Féals, on a eu la chance d’en avoir un excellent, qui a su parfaitement remplir son rôle même si je pense qu’on a fini par l’user et que la dernière ligne droite a été difficile… Si le jeu a une telle identité, c’est grâce à Mathieu bien sûr, mais aussi et surtout grâce à Jérôme. Louez-le pour les qualités du jeu, blâmez-nous (ou l’éditeur) pour ses défauts !

 

3 – Avoir des principes et s’y tenir

 

Devant la pléthore de jeux existants, quand on a son petit projet qui commence à émerger, il faut à tout prix se demander en quoi le jeu qu’on imagine apporte quelque chose de plus ou de différent aux rôlistes. Qu’est-ce qui le caractérise ? Quelle est sa force, son identité ?

La liste n’a pas besoin d’être longue. Au contraire, se concentrer sur deux ou trois idées-forces qui structureront le jeu est une excellente chose.

Sur Les Chroniques des Féals, nous avions au départ des idées très claires reposant sur 3 principes :
– le mimétisme, l’influence des Féals sur l’univers, avec des personnages qui subissent des mutations plus ou moins contrôlées qui sont des dons autant que des stigmates, un monde organique, charnel, où les règnes se mélangent, se métamorphosent, une esthétique « Cronenberg chez Tolkien » ;
– la lutte héroïque et désespérée que mènent les PJ contre le Néant, avec l’idée qu’on est proche de la fin du monde, que l’horreur est partout, que tout peut basculer à chaque instant, mais que les joueurs ont, contrairement à L’Appel de Cthulhu, la possibilité de changer le cours des choses au prix d’innombrables luttes et sacrifices ;
– la coopération, la fraternité qui unit les joueurs au sein des fratries, des pouvoirs et des capacités qui se complètent pour lutter contre le Néant.
Ces idées forment le squelette, la structure sur laquelle tout le reste (univers, règle, etc.) va pouvoir se reposer. Et si on veut que la silhouette finale ne soit pas trop difforme et moche à regarder, il faut que ce squelette soit assez solide pour tenir le tout, mais aussi qu’il reste visible, qu’il demeure apparent une fois les autres couches posées.

Pour des raisons diverses – envies individuelles, direction éditoriale, la dimension encyclopédique du bouquin – le jeu final n’a pas complètement suivi la ligne qu’on s’était fixée au départ et je le regrette. Paradoxalement, je trouve que le jeu est sans doute plus riche et varié qu’il aurait pu (dû ?) être, mais qu’il en est aussi moins fort. Le fait que les règles concernant les fratries et les univers mentaux n’aient pas été dans le livre de base a été à mon sens une vraie erreur.

De même, on a trop dit, dans le livre ou sur les forums, qu’on pouvait jouer autre chose avec Les Chroniques des Féals que la lutte désespérée des mimétiques contre les assauts du Néant. Évidemment que l’on peut, il n’y a pas de police secrète qui oblige à jouer de telle ou telle manière ou à respecter ce qui est écrit dans le livre, mais le dire dessert à mon sens le jeu, comme si on s’en excusait. Un jeu, c’est une proposition. Il est toujours possible d’élargir dans un second temps cette proposition, mais au départ, je pense que le jeu doit être très clair sur ce qu’il propose. Nous ne nous sommes pas assez tenus à nos principes de départ et ça a sans doute un peu joué contre le jeu.

Les réactions épidermiques qu’il y a eu autour de la note d’intention de Mathieu sont aussi à rechercher de ce côté-là : pour certains lecteurs, le jeu ne répond qu’imparfaitement au cahier des charges avancé. Une note d’intention, c’est une arme à double tranchant : elle annonce la couleur, agit en quelque sorte comme une promesse ou un avertissement au joueur/lecteur, mais si ses promesses ne sont pas parfaitement tenues, la note d’intention semble alors vaine et prétentieuse. Les intentions doivent être transparentes dans toutes les strates du jeu, y compris dans la présentation du jeu.

 

4 – Les règles demandent une attention toute particulière

 

« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » . Cet adage bien connu de Nicolas Boileau devrait être une règle d’or pour tout rédacteur de jeu.

Les règles figurent sans aucun doute parmi les choses les plus délicates à rédiger, d’abord parce que, contrairement au background, elles sont plus difficiles à soumettre à l’interprétation. Leur rédaction témoigne d’une logique toute particulière et demande des efforts spécifiques. Celles des Chroniques des Féals sont bourrées de bonnes idées, mais au vu des remarques récurrentes, elles auraient gagné à subir un sérieux travail d’édition. La dimension « livre-univers » du projet Féals a fait que les règles n’ont eu le droit qu’à la portion congrue, tant dans les pages réservées que dans l’attention dont elles ont été témoins. Par exemple, pour des raisons de signage, quasi tous les exemples ont été retirés, certains passages ont été charcutés… Tout ceci ne pouvait pas ne pas nuire à la compréhension finale.

Les règles, la mécanique du jeu ne sont pourtant pas à négliger. Si on considère un jeu de rôle comme une boîte à outils, les règles en sont le mode d’emploi, la principale interface entre les concepteurs et les joueurs.

D’après mon expérience, voici quelques trucs à suivre ou au contraire à éviter :
– ne jamais utiliser une forme romancée pour présenter des règles ! Cela fait un peu péremptoire, on pourrait même trouver quelques contre-exemples où cela fonctionne (le dialogue dans Pirates ! par exemple), mais il me semble que ça reste tout de même un principe à suivre. Ça bouffe de la place inutile, ça rend les choses plus difficiles à suivre et à comprendre sans forcément améliorer le confort de lecture, ça noie les règles dans un gloubi-boulga narratif… J’aurais d’ailleurs tendance à appliquer le même diktat à la rédaction du background ;
– ne pas jargonner. Je ne sais pas pourquoi chaque jeu s’efforce de trouver un nouveau titre pour le meneur de jeu : maître du donjon, gardien des arcanes, exodin… Je n’ai jamais vu personne utiliser autre chose que meneur, à la limite maître de jeu, autour d’une table. Et encore, cet aspect-là est un moindre mal et peut faire couleur locale. Mais quand le jargon s’applique à chaque situation de jeu… Essayez au maximum de réutiliser les termes déjà utilisés et compris comme tels par la majorité des rôlistes (caractéristiques, compétences, aspects…). Si vraiment vous ne pouvez ou ne savez pas faire autrement, prévoyez un lexique clair, des rappels explicatifs, donnez une définition précise de chaque terme utilisé. Des règles doivent être le plus explicites possible, pas faire ressembler votre partie à quelque rituel ésotérique. D’une manière générale, soyez le moins alambiqué possible dans votre prose, cherchez la clarté et l’efficacité avant toute chose ;
– les exemples sont ce qu’ils sont, l’illustration d’une règle en situation, pas l’occasion de mieux expliquer un point de règle ou pire de modifier les règles en question (les défis de compétences dans le guide du maître de DD4 sont un excellent exemple de ce qu’il ne faut pas faire). Au pire, les règles doivent pouvoir se passer d’exemple, c’est-à-dire que chaque point présenté doit être intelligible sans mise en situation. S’il y a des exemples, c’est mieux, mais ils ne doivent pas être indispensables à la compréhension.
– rappelez les choses régulièrement, sans vous répéter, et sans embrouiller vos lecteurs. Comme en pédagogie, il n’est pas inutile de redire plusieurs fois les choses importantes. Attention toutefois à ce que ces répétitions permettent de dire les choses autrement, mais ne deviennent pas l’occasion de se contredire ou de dire autre chose que la première fois (Ernest Gary Gygax, je pense à toi) ;
– le maquettiste est votre ami. S’il y a vraiment une section du bouquin où la maquette doit être travaillée main dans la main avec l’auteur, ce sont les règles. Une maquette ne doit pas se contenter d’être jolie, elle doit être un vrai support ergonomique. Les sauts de colonne ou de pages pour présenter des points de règle différents sont plus appréciables qu’un texte déroulé au kilomètre. Tableaux, schémas, mise en gras ou en couleur, renvois, encarts sont des outils à utiliser au maximum ;
– faites lire votre jeu par des personnes extérieures, sans rien leur expliquer ou présenter, et écoutez leur retour. Encore mieux, demandez-leur de vous présenter et de vous expliquer les règles telles qu’ils les ont comprises. Il ne suffit pas d’avoir les idées bien au clair dans sa tête, il faut qu’elles le soient sur le papier, compréhensibles et claires par un tiers sans la SAV de l’auteur.

 

5 – On est des auteurs, on s’intéresse pas au marketing !

 

Ben si, il vaut mieux s’y intéresser un peu. Pour moi, « marketing » n’est pas un gros mot, c’est simplement œuvrer pour trouver le plus large public possible. Et le plus large public possible, ça ne veut bien entendu pas dire tout le monde ! Il faut un peu de lucidité pour identifier « son » public en fonction des principes et des envies qui ont motivé la création de son jeu, et réussir à communiquer vers ce public-là : mettre en avant les forces du jeu, ses partis pris, ne pas chercher à faire de son jeu ce qu’il n’est pas.

Il faut aussi mesurer ses attentes en terme de ventes, de retours critiques… en fonction de sa proposition. Les Chroniques des Féals ne se sont pas trop mal vendues à l’échelle de ce qui se fait dans le milieu, et continuent à se vendre tranquillement, mais je pense que l’éditeur avait d’autres ambitions. Néanmoins, si on cherche un blockbuster du jeu de rôle, il vaut mieux éviter d’afficher une couverture qui suinte la souffrance et le malsain, de paraître ne pas assumer la dimension jeu du bouquin, et de mettre en avant tout ce que l’univers et le jeu peuvent avoir de complexe.

Savoir « vendre » son jeu n’est pas si évident. Il faut réussir à être présent sur les forums sans devenir omniprésent, présenter son jeu sans le brandir en permanence, le défendre sans agressivité face aux critiques. Faire de la réclame en permanence est rarement efficace, au contraire. Il faut aussi être capable de dire : « Non, ce jeu n’est pas pour toi » ou « Non, tu ne trouveras pas ça dans mon jeu ». C’est normal de ne pas plaire à tout le monde, d’autant plus quand on arrive avec un projet qui assume des choix parfois « radicaux ». Là encore, il s’agit d’avoir des principes et de s’y tenir. Le principal est d’être fier de ce qu’on a fait, sans excès. L’attitude de la diva qui prend comme une attaque personnelle toute critique, même légère, de son boulot, ou de l’auteur qui défend becs et ongles son œuvre est toujours contre-productive.

Tout le monde n’a pas l’occasion de prendre son bâton de pèlerin et de sillonner les conventions, mais ça reste quelque chose de très efficace. Rencontrer les joueurs, animer des parties de démonstration… tout ça permet de créer une communauté autour du jeu et de se faire connaître autrement que par le Web.

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