L’Appel de Cthulhu

Histoire de patienter avant le Game Chef de ce week-end, voici un 5 trucs dédié à un jeune premier : L’Appel de Cthulhu. Je ne vous ferai pas l’insulte de vous le présenter. Pas plus que je ne vous ferai celle de vous présenter Sandy Petersen. Par contre, je me permets un avertissement sur la forme très particulière de ce billet qui en fait très clairement un 5 trucs à part. En effet, celui-ci n’en reprend en rien la structure habituelle. Et pour cause, il s’agit d’un article au départ écrit le 18/08/11 par Sandy Petersen et qu’il nous a aimablement autorisé à traduire pour l’occasion. Comme il ne semblait pas en avoir de traduction française, que je le trouvais très intéressant pour ceux qui veulent concevoir leurs jeux et qu’il regroupe l’essentiel de ce que j’attends d’un 5 trucs, je me suis dit que c’était l’occasion d’en faire une sorte de hors-série.

Pour lire l’article original en anglais : http://goo.gl/HhHWTp
Pour plus de détail sur L’Appel de Cthulhu :  http://goo.gl/rkWoUC

 

Critiquer mon propre jeu

 

Rassurez-vous, je ne vais pas essayer de vous expliquer les règles de L’Appel de Cthulhu. Le jeu a plus de trente ans et il est tombé depuis dans l’inconscient collectif des rôlistes. Même les gens qui n’y jouent pas le connaissent assez pour faire des blagues à son sujet et, franchement, c’est sans doute la meilleure récompense que je puisse imaginer. Alors, au lieu de vous détailler comment le jeu marche, je vais plutôt vous parler de son histoire et des décisions prises lors de la conception de cet étrange petit jeu. En d’autres mots, d’où est-ce qu’il sort ? Vers quoi s’est-il dirigé ?

 

Historique

 

Je me suis mis à D&D presque immédiatement après sa sortie, en 1974. Rapidement, mes amis et moi sommes devenus des rôlistes inconditionnels. On a aussi essayé d’autres JdR, que ce soit le presque injouable Empire of the Petal Throne, les horreurs de chez FGU qui étaient, elles, totalement injouables (Chivalry and Sorcery, Villains & Vigilantes), ou la première édition de Traveller. Par contre, en 1978, nous avons été balayés par l’ouragan qu’était la première édition de RuneQuest, celui que l’on pourrait désigner aujourd’hui comme le premier jeu de deuxième génération. Il proposait une certaine forme de réalisme en combat, un monde mythique complet et un vrai système de magie ! On a adoré. Au début on jouait à la fois à D&D et à RuneQuest, mais, on s’est vite trouvé à laisser tomber le premier et à ne plus jouer qu’au second.

J’étais devenu un tel fan que j’ai écrit à Greg Stafford, le président de Chaosium. Au lieu de demander une injonction du juge pour que je le laisse tranquille, il m’a encouragé et nous avons publié ensemble quelques articles, ainsi qu’un bestiaire. J’ai fini par lui proposer une extension pour RuneQuest où les joueurs pouvaient s’aventurer dans les terres du Rêve d’H.P. Lovecraft. Mais cela ne l’intéressa pas. Un autre type était déjà en train de lui faire un jeu inspiré de Lovecraft, mais qui se passait lui dans le monde réel. Pfff ! Ce jeu aurait été le Saint Graal pour moi. Je suis un fan de Lovecraft depuis que j’ai 8 ans. Vraiment, 8 ans (eh oui, vous pouvez en déduire ce que vous voulez sur mon enfance). J’ai supplié pour qu’on m’accepte dans le projet et Greg finit par lâcher une autre bombe : l’autre gars traînait ses talons et il voulait donc me confier l’ensemble du projet. Génial ! Il ne m’a même pas envoyé les notes de travail ou ce que l’autre type avait écrit et j’ai donc du tout reprendre de zéro.

J’avais déjà travaillé sur un jeu maison que j’avais appelé American Gothic, et qui était aussi un jeu d’horreur prenant place dans le monde moderne. Il n’avait pas été bien loin et il utilisait son propre système qui était, je dois bien l’admettre, bien inférieur au BRP que Greg me demandait d’utiliser. L’autre contrainte était que le jeu prenne place dans les années 20, à l’époque où Lovecraft écrivait ses nouvelles.

 

Pourquoi les années 1920 ?

 

Pour moi, le contexte historique n’a jamais été au cœur des écrits de Lovecraft. Ses personnages utilisaient ce qui était à l’époque de la technologie de pointe (sous-marins, avions, appareils d’enregistrement, etc.) et se retrouvaient face à des phénomènes qui n’en étaient alors qu’à leurs balbutiements (découverte de Pluton, conflits et différents types de pressions auxquelles vont être confrontés les hommes du XXe siècle, etc.). De la façon dont je le vois, si HPL avait vécu en 1980, il aurait écrit sur Jimmy Carter. Vous connaissez peut-être l’histoire du lapin géant qui a attaqué ce président, je rêve d’une histoire de Lovecraft se passant en 1980 où on découvre finalement que ce n’était pas réellement un *lapin* géant qui nageait vers Carter.

Cependant, les bonnes gens de Chaosium n’avaient guère d’estime pour Lovecraft. Les mots exacts de Greg étaient « HPL est un auteur épouvantable », et c’était loin d’être le plus véhément à l’époque. Ils étaient ravis qu’un fan comme moi se charge de concevoir le jeu, car c’était sans doute la meilleure façon de faire en sorte que mon amour pour Lovecraft se retrouve dans les règles. Mais, d’un autre côté, ils voulaient pouvoir apprécier le jeu et avoir quelque chose de « fun » à quoi ils puissent se raccrocher. Ils ont choisi les années 1920. Dans leurs parties, ils adoraient conduire de vieilles voitures, parler de zeppelins, des garçonnes, de la république de Weimar et de tout ce genre de choses. Mes propres parties n’avaient en général aucune référence à l’époque, ou alors de façon très périphérique. Bien sûr, elles se passaient aussi dans les années 20, mais elles auraient pu très facilement prendre place n’importe quand durant le XXe siècle. En ce qui me concerne, une maison hantée reste une maison hantée.

C’est comme ça qu’encore aujourd’hui l’époque de référence officielle de L’Appel de Cthulhu ce sont les années 20, que le jeu est accompagné d’un livre de référence les concernant — sur lequel je n’ai presque rien fait à part fournir quelques caractéristiques de monstres (momies, loups-garous, etc.). Ça, c’était le truc de Chaosium.

 

Santé mentale

 

La mécanique centrale de L’Appel de Cthulhu est la santé mentale. Cette caractéristique commence assez haut, puis diminue au fil du temps. Bien qu’il y ait des moyens pour l’augmenter, le plus souvent, vous pouvez vous faire une idée de la durée pendant laquelle vous avez joué tel ou tel investigateur en regardant jusqu’où elle est descendue. De nombreuses personnes m’ont dit à quel point elles trouvaient cette idée ingénieuse et révolutionnaire, et je l’ai vue être adaptée dans des quantités d’autres jeux avec autant de noms différents.

J’aimerais tellement pouvoir me vanter de l’avoir inventée, mais ce n’est malheureusement pas le cas. Le concept original a été publié dans un article pour le magazine Sorcerer’s Apprentice, où les auteurs (dont les noms sont publiés dans d’autres interviews que j’ai pu donner*) suggéraient que les joueurs se voient attribuer un score de Volonté ou quelque chose approchant. S’ils voyaient quelque chose de trop effrayant, ils devaient alors faire un test de cette caractéristique, et un échec suffisamment mauvais pouvait provoquer une diminution permanente. Une réduction permanente ?!! C’est là où ça a fait « tilt ». J’ai pris l’idée centrale, l’ai appelée Santé mentale, et j’en ai fait le cœur du jeu. Au lieu de ne la faire baisser qu’en de rares occasions, j’ai fait en sorte qu’elle diminue presque à chaque rencontre et événement étrange, quitte à transformer les personnages des joueurs en véritables épaves incapables d’aligner deux mots, voire en monstres contrôlés par le meneur.

Ça a marché merveilleusement bien. Dans la toute première partie que j’aie jamais menée de L’Appel de Cthulhu (bien avant que les règles ne soient finies), mes joueurs trouvèrent un livre qui leur permit d’invoquer une « chose putride venue d’ailleurs » (un vagabond dimensionnel). Dès que le sort fut lancé, les joueurs ont commencé à me faire un concert de « Je me couvre les yeux », « Je tourne le dos », « J’obstrue mon champ de vision pour ne pas voir le monstre ». Je n’avais jamais vu ça dans un jeu de rôle auparavant. Faire des efforts pour NE PAS voir un monstre ? Quelle idée ! Vous pouvez me croire ou pas, mais lorsque j’ai écrit la règle de la Santé mentale, je n’avais aucune idée des comportements qu’elles provoqueraient. Pour moi, il s’agissait de quelque chose de provoqué par la partie, d’émergent. Mais j’ai adoré. Les joueurs se comportaient finalement comme des personnages de Lovecraft et non comme des barbares aux muscles saillants tout droit sortis de D&D.

Je savais qu’on touchait quelque chose du doigt et, en collaboration avec Chaosium, je me suis attelé à affiner encore la mécanique de Santé mentale jusqu’à arriver à ce qu’elle est aujourd’hui. Je m’étais convaincu que la Santé mentale ne pouvait que baisser et les gens de Chaosium trouvèrent que c’était trop négatif, même pour un jeu sur Cthulhu. Ce fut une des modifications majeures et j’ai le sentiment qu’ils ont eu raison. Après tout, la Santé mentale continue à globalement descendre malgré tout. La dynamique que je souhaitais a donc été conservée au final. D’une certaine façon, c’est encore plus sadique pour les joueurs, parce qu’ils sont amenés à croire qu’ils peuvent remonter la pente. Ha ha.

 

Les monstres

 

Les premiers critiques du jeu — au moins T.E.D. Klein — se sont émus de la façon dont je représentais les monstres et dieux du Mythe de Cthulhu. Ils voulaient des horreurs mystérieuses et peu décrites, mais cela ne correspondait pas à ma façon de faire. Surtout après sept ans de D&D. Je voulais des caractéristiques claires et je les ai eues. Bien entendu, cela n’a pas été facile à faire. Lovecraft n’avait pas écrit grand-chose de spécifique sur ces créatures. Entre autres choses, elles étaient décrites plutôt que nommées : horreurs chasseresses, larves amorphes, etc. Ma réponse, aussi cavalière qu’elle puisse paraître, fut de prendre ces éléments descriptifs et d’en faire des noms à part entière, puis d’ajouter quelques monstres supplémentaires pour la cause (je peux l’avouer maintenant, mais les sombres rejetons sont entièrement une invention de ma part par exemple). Transformer les dieux — comme Cthulhu ou Yog-Sothoth — en monstres allait un peu à l’encontre de tout ce qui se faisait. Mais, à bien y regarder, d’une certaine façon, le très matérialiste Lovecraft les traitait également COMME des gros monstres. Cthulhu, par exemple, n’est pas vraiment un dieu. C’est juste une gigantesque horreur extraterrestre, grand prêtre et maître de sa race répugnante. Mais de qui est-il le grand prêtre ? Ce n’est jamais dit…

 

Comment jouer à la Lovecraft

 

On dit que les œuvres de Lovecraft sont inadaptables au cinéma. Si vous prenez ses histoires trop littéralement, il est presque inadaptable en jeu non plus. La Grande Race de Yith s’est éteinte il y a 70 millions d’années — comment voulez-vous interagir avec eux ? Les Shoggoths sont si horribles que les voir en rêve suffit à devenir fou. Lovecraft a même écrit une histoire sur un homme qui couchait avec un gorille. C’est quoi ce bordel ?! Une des choses que m’avait demandé Chaosium était d’écrire un essai sur « Comment jouer à L’Appel de Cthulhu », et j’ai beaucoup réfléchi à la question. Au final, je me suis concentré sur les histoires de Lovecraft, pas les intrigues, mais la façon dont elles étaient racontées. Au lieu de défoncer la devanture du temple d’une secte et de commencer à ouvrir le feu, je conseillais plutôt d’enquêter. Les principaux conflits du jeu étaient d’ailleurs mentaux et non physiques. Les joueurs devaient essayer de comprendre ce qui se passait (la connaissance, c’est le pouvoir !). Une fois qu’ils réalisaient ce qui se tramait, ils pouvaient (généralement) résoudre l’énigme posée par le scénario et sauver le monde, même si cela passait souvent par une confrontation avec un boss de fin. Ou pire.

C’est un jeu vraiment très cinématographique. Ceci est en partie dû au fait que j’ai grandi en regardant des films d’horreur (je suis un vrai passionné — demandez-moi ce que vous voulez sur ce sujet). Les séquences de jeu me viennent plus naturellement sous la forme de scènes de film que sous une forme plus littéraire. C’est pour cela que j’ai écrit un jeu qui est, en fait, construit autour d’images très fortes : la bibliothèque sombre qui se profile dans l’obscurité, les collines désolées, le chant inhumain venant de sous la terre, etc. Tout cela relève du visuel et du sonore. Comme un film.

 

Faire de ses faiblesses des forces :
pourquoi L’Appel de Cthulhu a-t-il été un succès ?

 

Cette question peut être divisée en deux parties. Tout d’abord, comment est-ce que ce jeu, si particulier et étrange, a-t-il pu survivre jusqu’à aujourd’hui ? Ensuite, pourquoi est-ce que d’autres jeux d’horreur souvent mieux produits et plus grands publics, comme Chill, disparaissent dans le néant des jeux oubliés ? (White Wolf contribue à tirer son épingle du jeu par contre). Cthulhu est aujourd’hui un phénomène culturel plus important que Frankenstein. Ce n’était vraiment pas le cas en 1981, et je pense que c’est en grande partie grâce à ce jeu.

Les autres jeux vous proposaient de vivre vos rêves. Vous pouviez piloter un vaisseau spatial, lancer de puissants sortilèges, combattre des dragons, etc. Dans L’Appel de Cthulhu, vous jouiez un personnage chétif, pédant, névrotique, hanté par des cauchemars et des horreurs au-delà de toute compréhension humaine. Au sens littéral, il vous promettait un cauchemar là où les autres vous promettaient du rêve. Rarement un jeu a été plus en décalage avec ses contemporains. Et de façon surprenante, je pense que c’est la raison du succès de ce jeu. Il avait l’esprit de contradiction. Si vous n’aimiez pas le sous-texte héroïques des autres JdR, vous pouviez être aussi médiocre que vous le souhaitiez à L’Appel de Cthulhu. Et bien sûr, puisque vous n’êtes qu’un simple mortel, tous vos succès s’en trouvent d’autant plus grands. Personne ne s’étonne de voir un groupe de personnages de D&D tuer un loup-garou, mais quand vous rencontrez une créature aussi effroyable à L’Appel et que vous survivez, cela devient immédiatement une histoire qui mérite d’être racontée.

Ainsi, le jeu attira à la fois ceux qui n’aimaient pas les épopées testostéronées que l’on trouvait ailleurs et ceux qui voulaient juste faire une pause et utiliser leur cervelle plutôt leurs muscles. Ce faisant, un autre avantage est vite devenu évident — les filles aimaient les histoires d’horreur, mais n’étaient pas toujours intéressées par les gestes à la Conan. Du coup, lorsque c’était une partie de L’Appel de Chtulhu, vous pouviez plus facilement obtenir de votre copine qu’elle se joigne à vous. Il y avait même des campagnes composées uniquement de joueuses ici et là à travers le pays. C’est bizarre à dire aujourd’hui, mais à une époque où seuls les nerdz masculins jouaient au JdR, c’était loin d’être négligeable.

Bien sûr, il y a eu une sorte de retour de flammes. D’autres jeux d’horreur sont apparus avec la volonté de corriger ce qu’ils percevaient comme le problème de L’Appel de Cthulhu et de proposer à nouveau des personnages puissants. Le problème, c’est que tout le monde voulait déjà vous rendre puissant. TravellerChampions, D&D, tous vous plaçaient au-dessus du commun des mortels. Alors quand un jeu comme Chill le fait, qui le remarque ?

Vous vous demandez sans doute ce qu’il en est pour Vampire la Mascarade. Et bien, il ne joue pas sur la figure traditionnelle du héros, mais, contrairement à d’autres jeux d’horreur, il propose un monde complet et intéressant dans lequel l’accent est mis sur la politique et la diplomatie au moins autant que sur l’aventure. Donc, il complète L’Appel de Cthulhu, plutôt que d’être un rival. Il est assez facile d’imaginer des investigateurs tenter de traquer et de détruire ces sangsues surnaturelles et obsédées de la Mascarade. Ce serait intéressant de mélanger les deux jeux, au moins le temps d’un GN.

*NDT : Après avoir fait quelques rapides recherches, il semblerait qu’il s’agisse d’un article pour Tunnels & Trolls intitulé « The Lovecraft Variant », écrit par G. Arthur Rahman et Philippe J. Rahman et paru dans le Sorcerer’s Apprentice #7 daté de l’été 1980. Pour l’anecdote, ce n’est pas le seul article qu’ils ont écrit autour de l’idée de faire du Lovecraft avec Tunnels & Trolls.

Merci à Grégory Privat pour avoir joué les entremetteurs.

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