De la vision au jeu : 10 pièges

Histoire de ne pas laisser ce blog trop inerte, voici un billet écrit en début d’année dernière et resté depuis sur mon disque dur avant d’être dépoussiéré.

Dans les ateliers de conception de jeu, sauf certains cas très particuliers, j’encourage les participants à se concentrer sur leur propre vision de ce que pourrait être une partie particulièrement intéressante, de la définir (phase de conception), et d’en déduire à la fois comment créer une formule pour la reproduire (développement) puis pour transmettre à la fois leur vision primaire et cette formule qu’ils viennent de développer (transmission). Pour reprendre l’analogie de Stephen King sur l’écriture, l’idée étant de se servir du jeu pour faire une sorte de lien télépathique entre le concepteur et le joueur, même si celui-ci ne découvre le jeu que des années après qu’il ait été écrit, dans un tout autre lieu, et dans de toutes autres conditions.

Si c’est bien l’ensemble de tout ça – plus la production effective – qui fait la valeur du jeu, cette notion de vision ou d’intention en est le centre. Exactement de la même façon que si cela ne suffit pas ni à faire une bonne recette, ni à ce que le lecteur en fasse un qui soit satisfaisant, le fait de savoir cuisiner d’excellents gâteaux au chocolat est central pour réussir à proposer une bonne recette de gâteau au chocolat. Ou du moins, une qui ne soit pas juste la copie conforme de celles que l’on trouve partout ailleurs.

Toutefois, pour aussi efficace que soit le fait de se concentrer sur cette vision de ce que serait une partie intéressante, il n’en reste pas moins quelques pièges à éviter dans lesquels il peut être facile de tomber si on n’y prête attention. À mon avis, ces écueils sont loin de remettre en cause les avantages de cette méthode. Je me permets donc d’insister sur le fait qu’il ne s’agit donc pas d’en faire le procès pour dissuader qui que ce soit de la suivre, ni même de se faire l’avocat du diable (j’ai du tomber dans chacun de ces pièges à un moment ou un autre, ou peu s’en faut), mais, au contraire, de filer un petit outil supplémentaire à ceux qui suivent ce type de méthode.

La bonne nouvelle, c’est qu’il est possible d’en éviter bon nombre de ces pièges en essayant de répondre de façon plutôt exhaustive à une unique question : « Qu’est-ce qui pourrait faire foirer cette partie et l’empêcher d’être intéressante?».

 

Piège #01 – Confondre la recette et le gâteau : le plus important est qu’un jeu, notamment de rôle, ne se résume pas à une façon de jouer ou à un ensemble de règles qui régissent son gameplay (la façon dont il se comporte durant une partie). Pour reprendre l’exemple ci-dessus, ce serait confondre un gâteau et sa recette. Outre le fait que le jeu puisse intégrer du matériel, il est surtout une « machine » à récréer cette ou ces façons de jouer au travers de parties. Ainsi, même si la création de jeu gagne le plus souvent à être guidée par le résultat (la partie), le travail de game design ne se limite pas à concevoir ce dernier, mais à créer la meilleure façon de faire en sorte que d’autres le reproduisent (procédures, règles, conseils, éléments d’ambiance, etc.). Paradoxalement, ce qui est souvent perçu comme la fin de la création d’un jeu est en fait souvent le début de sa phase la plus longue et la plus difficile.

 

Piège #02 – Sous-estimer les compromis nécessaires à la réalisation : le développement de cette « machine » implique généralement de faire des compromis dont ne s’encombre pas la vision idéalisée de la partie (car elle se moque à la fois de comment on la produit et ne se concentre que sur les meilleurs aspects de l’expérience). Ainsi, la conception d’un jeu nécessite de faire de très nombreux choix, et, très souvent, ceux-ci ne peuvent se faire sans sacrifier un aspect pour en conserver ou renforcer un autre (« trade-off » en anglais). Le design, comme la stratégie, se fait tant parce qu’on choisit d’abandonner que parce qu’on choisit d’inclure. Vouloir à tout prix rester sur sa vision idéale peut facilement amener à refuser de faire des choix ou à faire les mauvais.

Pour ceux qui veulent aller plus loin, dans un article paru dans le livre Game Design Perspectives, François Dominic Laramée compte neuf trade-offs récurrents dans la création de jeu :
+ équilibrage contre plaisir
+ réalisme contre compréhension
+ structure contre liberté
+ ambiance contre jouabilité
+ complétude contre capacité à gérer
+ innovation contre familiarité
+ périmètre / ambition contre concision
+ violence contre solitude
+ largeur (diversité) contre profondeur contre rythme

 

Piège #03 – Ne pas proposer assez de solutions aux problèmes qui pourraient se poser :Comme expliqué ci-dessus, cette façon intéressante de jouer correspond bien souvent à une partie idéalisée. C’est positif vu qu’il s’agit d’un objectif vers lequel tendre. Toutefois, cela a tendance à la figer l’expérience en question et à contribuer au fait de donner des directives assez strictes aux joueurs qui peuvent alors avoir l’impression de se retrouver avec davantage de devoirs que de solutions. Même en expliquant les choses de façon plus souple, cela ne change rien au fait qu’il y a une différence entre livrer une façon nominale de jouer, aussi intéressante soit-elle, et donner des solutions aux divers problèmes qui pourraient se poser pour un groupe quelconque. Car, au final, pour peu qu’il adhère un minimum à la promesse d’un jeu, l’intérêt pour un meneur, c’est bien le temps passé par les concepteurs (et donc qu’il n’aura pas à passer lui-même) à trouver des solutions concrètes aux problèmes qui se seraient posés à lui s’il avait essayé de se débrouiller tout seul. La valeur du jeu tient donc non seulement à la connaissance de cette expérience optimale, mais aussi à celles de tous les essais foireux qui l’auront précédé. Ce sont aussi ces échecs que les joueurs achètent, pour ne pas avoir à les vivres.

 

Piège #04 – Exclure une bonne partie des joueurs qui auraient pu être intéressés : cette vision initiale à tendance à être imaginée avec des joueurs qui jouent le jeu, dans le sens où ils sont convaincus de l’intérêt de le faire, motivés et savent comment s’y prendre. Or, des fois, ça fait juste trois personnes différentes. En outre, le problème n’est jamais de rendre un jeu intéressant pour quelqu’un qui a déjà décidé qu’il lui plairait. Sans même parler de distribution ou de comment toucher des joueurs, il s’agit bien souvent davantage de convaincre ceux qu’il pourrait intéresser ou de leur apprendre à jouer. En se concentrant trop sur la vision, il est très facile de tomber dans un élitisme de façade et d’exclure des joueurs parce qu’on décrète que le jeu n’est pas pour eux, ou que ce serait alors « prostituer » son concept. Mais, même s’il existe bien sûr des cas extrêmes et qu’il est tout à fait sain de vouloir conserver son intégrité, ces joueurs existaient avant notre jeu, et même notre vision. C’est donc nous qui choisissons de les exclure, pas l’inverse. Parfois, cela se justifie, parfois non. Le piège principal est donc de confondre exigence ou innovation et egotrip.

 

Piège #05 – Ne pas assez s’autoriser à avoir de la chance ou de l’inspiration : être chanceux est un savoir-faire, une compétence que l’on peut acquérir, travailler, et améliorer. Alors, certes, peut-être pas être chanceux dans le sens « éviter les galères de la vie auxquelles on ne peut rien« , mais dans celui de « bénéficier d’opportunités qui ne semblent pas arriver à tout le monde« . L’essentiel est d’être là, et de s’être préparé à les recevoir, notamment via un mélange de bagage technique et d’ouverture d’esprit. Sauf blocages spécifiques, c’est exactement le même processus pour l’inspiration lorsqu’on écrit : on trouve des liens incongrus, écrire les premières idées entraîne les secondes et, ainsi de suite, jusqu’à ce que plein de nouvelles choses émergent durant le développement. Le piège, même s’il est sans doute plus souvent dû à des conditions de production qu’autre chose (planning ou découpage trop fin, deadline imminente, etc.), est justement de ne pas avoir l’esprit ouvert à toute cette « pollution créatrice » et de refuser tout ce qui ne correspond pas à une vision initiale à laquelle on voudrait coller coûte que coûte. Au contraire, l’idéal est de les capter, les noter, et de les reprendre à tête reposée. On trouve alors souvent, dans un second temps, des moyens de s’en servir pour améliorer l’intention initiale et se mettre à son service.

 

Piège #06 – Ne pas accorder de valeur à ce qui est produit par accident : très proche du point précédent. Mais au lieu de refuser ce qui arrive durant le développement, ici, on pense les accepter mais on refuser de leur donner du crédit. En effet, lorsque l’on créée un jeu, il n’est pas rare que l’on tâtonne et que l’on mette en place des dynamiques non prévues (intégration d’une idée avec ce qui existait déjà avant, dosage approximatif, effet de bord, mauvais choix de termes, etc.). Or, ce n’est pas parce qu’elles ne correspondent pas exactement à ce que l’on aurait souhaité qu’elles n’ont pas de valeur ou n’améliorent pas le jeu. Il est beaucoup plus facile par contre de tomber dans ce piège-là que dans le précédent, en évaluant mal ces nouvelles idées, on en étant trop perfectionniste pour accepter qu’il soit normal de passer par des itérations de qualité progressive parce que la première ne correspond pas à l’image idéalisée que l’on se fait de la partie. Cela dit, distinguer les vraies erreurs des idées mal évaluées n’est pas pour autant chose facile…

 

Piège #07 – Confondre parler d’une façon de jouer et jouer de cette façon (trop en dire) :même si cela est loin d’être le cas de tous les jeux, se concentrer sur l’intention peut amener à rendre celle-ci trop évidente pour son propre bien. Cela devient un réel problème surtout dans deux cas : lorsqu’on passe trop de temps dans l’auto-justification ou à davantage parler de soi que du jeu ou des joueurs, ou lorsque le but est de créer certaines situations, ou de placer les joueurs devant certains choix, et que ceux-ci deviennent moins efficaces en étant explicites. Typiquement, dans un jeu où on veut créer une dynamique où les joueur se demandent si leurs personnages sont fous ou si tel ou tel PNJ vont les trahir ou pas, il serait bien malvenu de ne laisser aucun doute à ces sujets, que ce soit par une vision trop explicite ou une statistique trop évidente. Pour prendre un exemple personnel, c’est pour cela qu’il n’y a pas de caractéristique Honneur, ni de règle explicite de deuil dans Tenga. De fait, certaines thématiques parlent d’autant plus fort en jeu qu’elles sont tues ou ne sont pas obligatoires.

 

Piège #08 – Bâtir sur une vision pas assez solide ou pérenne d’un point de vue ludique : il s’agit presque d’un cas particulier d’arbitrage, entre l’originalité, le propos et l’intérêt à moyen terme du jeu, mais il est là aussi assez facile de se laisser prendre. Au-delà de se poser la question de savoir si la façon de jouer que l’on souhaite proposer est intéressante, il est utile de se demander si elle va le rester. En effet, on peut être tenté de faire un jeu se distinguant par un élément ponctuel, original et très spécifique (le type de perso, un phénomène de société, une mécanique, un univers, un genre, etc.). Il peut être utile de se demander si le jeu est intéressant juste parce qu’il y a cet élément spécifique ou s’il arrive à générer des parties intéressantes incluant cet élément. Et donc ce qu’il va se passer une fois que d’autres jeux viendront sur le même thème, ou que sa spécificité aura fini par lasser ou ne plus avoir les mêmes effets sur les joueurs (comparez l’impact de la SAN de L’appel de Cthulhu sur les joueurs entre aujourd’hui et le début des années 80…). Pour le dire autrement, est-ce que votre jeu est intéressant parce qu’on joue des cowboys / dinosaures / homosexuels / ninjas / super-héros où parce qu’il permet de faire des parties intéressantes où on joue des cowboys / dinosaures / homosexuels / ninjas / super-héros ? Est-ce que Cthulhu est un bon jeu quand on ne connaît pas Lovecraft ?

 

Piège #09 – Confondre outiller une façon spécifique de jouer et n’en permettre qu’une seule : autre piège très courant, d’autant plus difficile à éviter que l’on cherche à faire un jeu concentré, court ou simple. On retombe là aussi sur la notion de trade-off du piège#02 tant il est difficile de trouver une ligne conduite qui soit toujours adaptée. Cependant, il est parfois important de se rappeler qu’il n’y a rien de sale par exemple à ne pas voir toutes ses productions comme des créations uniques et originales méritant leur propre gamme (par opposition à des suppléments par exemple) ou à permettre à des joueurs ayant des priorités différentes à jouer à une même table (d’autant plus si le jeu est fait pour que cela ne nuise pas à la partie), et surtout à des mêmes joueurs d’évoluer progressivement dans leurs propres envies, tout en continuant à jouer au même jeu. Tout le monde se serait sans doute arrêté de jouer à Donjons et dragons (et probablement au JdR) s’il n’y avait eu qu’une façon d’y jouer. Sans même parler des multiples options de règles, que ce serait-il passé si on n’avait pas pu sortir des premiers labyrinthes pour vivre des sagas centrées sur les personnages dans Dragonlance, explorer les brumes de Ravenloft ou les dunes de Dark Sun, se dépayser dans des mondes ressemblant à ceux de nos légendes (Kara Tur, Oriental Adventures, La horde, Maztica, Al Qadim, etc.), faire du trekking planaire (Planescape), voire naviguer à bord de galions en forme de poulpe dans Spelljammer ? Bon, ok, peut être pas pour le dernier

 

Piège #10 – Ne pas réussir à partager cette vision au sein d’une équipe : Celui là arrive sans doute beaucoup plus souvent. Et pour cause, les méthodes se basant sur une intention aussi marquée sont généralement issues de ou adaptées à des contextes avec un auteur unique qui bosse seul dans sa cave. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas y arriver – les étagères des boutiques indiquent très clairement l’inverse – , mais c’est généralement assez dur d’expliquer un jeu dont on ne sait pas exactement ce qu’il va être à des collaborateurs, et ce d’autant plus qu’on essaye de faire quelque chose qui n’existe pas ailleurs. Bien sûr, tout ceci est encore rendu plus difficile par le fait que la jeuderologie reste un gros mot pour beaucoup de rôlistes, et que rares sont les notions qui réussissent à la fois à s’imposer et à former un vocabulaire établi auquel on puisse se référer facilement, et sans aucune ambiguïté. Cependant, il reste de nombreux outils pour limiter les risques et faire en sorte que tout cela reste gérable : lettres d’intention, autant insister sur ce qu’est le jeu que sur ce qu’il n’est pas, graphisme, références communes, director’s cut laissé à une personne bien précise, etc.

Aucun Commentaire

Laissez un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.