Alarums & Excursions

Alarums & Excursions n’est rien de moins que le premier périodique entièrement consacré au jeu de rôle. Oui, avant même le Dragon de TSR. Très différent des magazines que l’on trouve aujourd’hui, il faut imaginer un mélange entre un fanzine (pour la finition et le côté bricolage. Pour le professionalisme, disons qu’en 40 ans, il n’y a deux numéros qui ne sont pas parus…) et l’ancêtre des forums Internet dans le sens où les contributeurs s’y répondaient parfois sur plusieurs numéros. C’est une publication de premier plan pour ceux qui s’intéressent aux balbutiements de notre loisir. Et même si la forme pêche aujourd’hui, c’est un régal à lire. Non seulement on y trouve un foisonnement créatif typique de l’enthousiasme de la période pré-Dumas (pour nous), les premiers textes de nombre d’auteurs qui publieront ensuite leurs propres jeux et deviendront des figures à part entière de notre loisir, mais aussi le détail de ce qui semblait préoccuper les rôlistes à l’époque. Toutefois, j’avais aussi envie de faire un 5 trucs dessus parce que Coralie et moi avons récemment fait un (très, très) long article sur l’histoire des théories rôlistes et que ces publications en sont un peu les berceaux méconnus.

Sa créatrice, Lee Gold, n’est pas forcément le nom le plus connu des joueurs actuels, et pourtant, c’est un personnage attachant et inspirant de notre loisir. Outre le fait qu’elle soit l’auteur de GURPS Japon (la seule chose que je connaissais d’elle pendant des années), de Rolemaster Vikings, c’est entre bien d’autres choses la première femme à avoir publié des JdR professionnels en solo (Land of the Rising Sun en 1980, Lands of Adventure en 1983) et elle éditait déjà A&E depuis 1975. Comme si cela ne suffisait pas, elle continue encore aujourd’hui, à 73 ans, à régulièrement mener des parties pour ses amis, une campagne viking basée sur son système de Lands of Adventures.

Elle vient partager avec nous une toute petite partie de son expérience sur Alarums & Excursions. Étant donné le contexte un peu particulier (APA, etc.), elle a fait une longue introduction pour nous l’expliquer.

Pour découvrir la fiche Grog de Lee : http://www.legrog.org/biographies/lee-gold

 

0. Introduction

 

Je suis née avec le nom de Lee Klingstein pendant la seconde guerre mondiale à Los Angeles. J’ai suivi mes études à l’UCLA où j’ai fait un master en Littérature anglaise. En fait, quand je suis venue pour la première fois à la Los Angeles Science Fantasy Society en 1967, c’était justement avec un groupe d’amis rencontrés à l’université, avec lesquels nous formions un petit club de science-fiction qui se rencontrait mensuellement. Nous étions venus là pour chercher à vendre quelques exemplaires de notre fanzine de fiction dont j’assurais la direction éditoriale : La Troisième Fondation. Nous en étions au numéro 77 et nous avons continué au fil des ans jusqu’au 105. C’est aussi à cette occasion que j’ai rencontré Barry Gold, que j’ai épousé quelques années plus tard, devenant alors Lee Gold.

Barry et moi avons tous les deux contribué à APA-L, l’association de presse amateure qui se réunissait tous les jeudis à la LASFS, tout comme la majorité des membres de la société ailleurs, y compris ceux qui vivent aujourd’hui à San Francisco ou sur la côte Est.

Mark Swanson est la première personne à n’avoir jamais évoqué ses parties de D&D à l’APA-L. C’était mi-1974. Début 1975, un couple d’amis, Hilda et Owen Hannifen, nous rendit visite depuis San Francisco. Hilda nous mena son donjon pour D&D et Owen nous prêta une copie des règles après m’avoir vu faire un chèque à TSR pour acheter mon propre exemplaire. Oui, notre premier MJ était une femme. Les fans de SF ont toujours été assez égalitaristes de ce point de vue. Je ne sais pas si vous avez lu Révolte sur la lune de Robert Heinlein, mais sa description de la société lunaire, avec des femmes aussi peu nombreuses qu’estimées, ressemble assez à celle des fans de science-fiction.

Mais, alors que de plus en plus de monde commençait à parler de D&D à l’APA-L, il y eut comme un genre de contrecoup. Un des pontes de LASFS, Bruce Pelz, me demanda de créer une « APA sur D&D » pour que l’APA-L puisse revenir à ses sujets de prédilection. Pour me mettre la pression, il contribua de moins à moins à son propre magazine jusqu’à ce que ce soit fait.

Étant donné que les jeux portaient des titres comme Dungeons & Dragons ou Tunnels & Trolls (parfois surnommés « Ugh » et « Argh »), et mon goût pour Shakespeare dû à ma formation littéraire, j’ai choisi Alarums and Excursions pour le nom de mon APA. Cette expression vient du théâtre shakespearien et signifie qu’il faut mettre en scène « des sons de combats, peut-être des trompettes, et le mouvement des combattants ».

 

Et une autre parenthèse préliminaire : qu’est-ce qu’une APA ?

 

Ce sigle signifie Amateur Press Association, ou association de presse amateure visant à la création et à la diffusion d’une publication généralement périodique aussi appelée APA et qui regroupe plusieurs « zines ». Elle est généralement menée par un directeur éditorial (ou équivalent) qui est responsable de l’assemblage des diverses contributions individuelles (les « zines ») et de les envoyer aux auteurs ainsi qu’à tous les abonnés. Certaines associations élisent cette personne, et elle change donc parfois, d’autres ont un propriétaire ou un directeur éditorial attitré.

Une APA peut avoir une liste fermée de membres, être ouverte à tous les contributeurs ou être encore disponible à tous ceux qui achètent un exemplaire.

Une APA est généralement constituée des éléments suivants :
1) d’une couverture avec ou sans illustration, indiquant le numéro en cours et éventuellement la date ;
2) le plus souvent d’une table des matières, avec la liste des contributions individuelles (« zines ») et de leurs auteurs ;
3) probablement des règles de l’APA : comment se procurer un exemplaire, etc. ;
4) des contributions individuelles.

Chaque « zine » est à son tour constitué des éléments suivants :
1) un titre ;
2) le nom ou le pseudonyme de l’auteur et comment le contacter (d’abord une adresse postale, puis email, puis plus tard Web) ;
3) sans doute un ou plusieurs essais de taille variable ;
4) peut-être des illustrations ;
5) peut-être des chansons ou des poèmes ;
6) généralement des commentaires sur les numéros précédents. Chacun d’entre eux a pour titre le nom du contributeur ou le titre du zine auquel l’auteur s’adresse. Il s’agit du cœur du zine. En général, la première chose que fait un contributeur quand il reçoit un numéro, c’est de chercher tous les commentaires concernant sa partie. Ceux qui appellent des réponses sont les « amorces à commentaires ».

Une fois toutes ces explications faites, je peux maintenant m’attaquer à mes 5 trucs.

 

1. Réfléchir aux prix et à qui a droit à quoi

 

Je voulais concevoir un magazine qui ne soit pas déficitaire. En tant que directrice éditoriale de la La Troisième Fondation, j’avais pratiqué un protocole plus ou moins standard chez les fans de SF qui consistait à offrir des exemplaires gratuits à quiconque écrivait une lettre de commentaire ou envoyait un autre magazine en échange. Mais les impressions et les envois me coûtaient plus que ne me rapportaient les ventes. Je ne voulais pas que cela arrive avec A&E.

Je voulais également concevoir un APA qui se développerait. Quelques associations ont un nombre de membres limité. La FAPA, par exemple, avait seulement 65 membres et tous ceux qui n’en faisaient pas partie étaient sur la liste d’attente. Je préférerais le modèle d’APA-L, qui laissait adhérer tous ceux qui le souhaitaient.

Mais je ne voulais pas d’une APA réservée aux membres. Je voulais que les gens puissent s’abonner ou contribuer comme ils le souhaitaient, et que l’argent des abonnements serve à payer les contributions.

Enfin, je voulais que contribuer soit encouragé et devienne une sorte d’habitude. Aussi, j’ai mis en place une tarification qui offrait les frais d’envoi aux contributeurs. Bien entendu, c’était surtout incitatif pour ceux qui habitaient loin et que je ne rencontrais pas directement.

La tarification ressemblait à ça :
– les contributeurs sont payés une certaine somme par page et ne paient pas l’envoi ;
– ceux qui ont contribué au numéro précédent ne paient que l’envoi ;
– ceux qui n’ont pas contribué paient une certaine somme et l’envoi.

Notez bien que je n’offrais pas l’abonnement classique, à savoir un an de parution pour un coût fixe. Au contraire, je voulais qu’un abonné puisse devenir contributeur à n’importe quel moment. En fait, si un abonné écrivait même un retour, même sous la forme d’une brève note, je le considérais comme une courte contribution, juste pour montrer à quel point il était facile de passer de l’un à l’autre.

En procédant ainsi, je me suis également préservée des augmentations des frais postaux. Si cela se produisait, j’augmentais mes charges en fonction et personne ne m’en tenait rigueur.

 

2. Apprendre que tous les remplaçants ne sont pas dignes de confiance

 

Début août 1975, Barry, mon mari, est parti pour quatre mois à Tokyo pour y faire son travail de programmeur informatique. J’y suis allée avec lui. J’ai pris une machine à écrire et des pochoirs de machine miméographique afin de pouvoir continuer à contribuer à APA-L et à A&E, mais la machine elle-même (qui pesait presque 20 kg) est restée à la maison avec un ami qui habitait chez nous et payait notre loyer. J’ai confié A&E à un autre de nos amis, Jack Harness, c’est-à-dire le dossier des abonnés et la caisse de l’APA.

Nous revînmes à Los Angeles début décembre. Je découvris alors que Jack avait été à des conventions de SF et trouvé de nouveaux abonnés pour A&E, mais qu’il ne les avait pas ajoutés au fichier et s’était contenté de garder une enveloppe avec leurs lettres et indiqué dessus le montant qu’ils avaient payé. Sur les quatre mois d’août à novembre, seuls trois numéros étaient sortis et A&E n° 6 portait la mention « novembre – décembre ». Il s’y était plaint par écrit qu’il avait changé d’emploi et qu’il « n’était donc plus possible de se faire porter pâle pour éditer ou gérer A&E », et qu’il « avait une heure de plus de transport tous les jours ».

Je ne lui ai fait aucun reproche. Il était trop tard pour ça. J’ai juste repris tout ce qu’il m’a rendu et l’ai remercié pour ce qu’il avait accompli. Puis j’ai commencé à travailler sur le numéro de janvier 1976. Il comprenait une date limite, le numéro 8, et un avertissement précisant que tout matériel non reçu d’ici là n’y serait pas inclus.

Une date butoir est quelque chose d’important pour un éditeur. Aussi bien pour les publications professionnelles qu’amateures. Il vaut mieux ne pas attendre du matériel qui n’arrive pas, même promis, et éviter de risquer de louper une fenêtre d’impression. De plus, les acheteurs perdent leur enthousiasme pour les publications qui ne paraissent pas à la date prévue.

 

3. Gérer les personnes influentes

 

Au début, j’envoyais un exemplaire de chaque numéro d’A&E à TSR, à l’attention de Gary Gygax. Il répondait par des lettres de commentaires que je publiais gratuitement.

Son fameux éditorial dans le Dragon n° 16 de juillet 1978, qui critiquait les APA, ne me dérangea guère. Pour rappel, il y avait écrit que « [les APA] sont généralement plus que méprisables, car elles caractérisent la presse dans ce qu’elle a de plus vile et de plus vain. Elles sont composées de pages et de pages de bavardages quelconques et d’inepties écrites par des personnes qui sont incapables de créer quoi que ce soit qui mérite d’être publié ailleurs. C’est pour cette raison qu’elles payent pour avoir le droit d’exprimer leurs idées dignes du café du commerce, critiquer ceux qui sont capables d’écrire et de concevoir des jeux, et, de façon générale, pour se comporter de façon odieuse… ils n’ont ni professionnalisme, ni éthique, et semblent ignorer les lois concernant la diffamation… Quand j’ai commencé dans ce métier, je pensais que les “zines” pouvaient être bénéfiques à notre loisir… Maintenant je constate mon erreur. Ils ne servent à rien. » (http://rollonward.blogspot.com/2010/10/gary-gygax-and-house-rules.html)

Au bout d’un certain temps, TSR prit ombrage d’un commentaire dans un des zines qui évoquait des rumeurs de pratiques peu reluisantes de la société envers les magasins qui proposaient des jeux de rôle de leurs concurrents. TSR a menacé de poursuivre notre contributeur, et de me poursuivre par la même occasion. Je me suis arrangée avec un avocat pour que l’auteur puisse imprimer une rétractation disant qu’il n’avait aucune connaissance de telles pratiques illégales de la part de TSR et qu’il était prêt à accepter leur parole comme quoi cela n’avait jamais eu lieu.

La morale de tout cela semble être : « ne vous embêtez pas avec les gens qui ne vous apprécient pas, même s’ils sont des sommités dans votre domaine ».

J’ai toutefois pu constater que l’éditorial de Gygax m’a valu l’honneur de compter de nouveaux contributeurs comme Steve Perrin (un vieil ami et l’auteur de RuneQuest), ou Ed Simbalist et Wilf Bakchaus (les auteurs de Chivalry & Sorcery).

 

4. Gérer les maisons d’édition

 

J’ai envoyé des exemplaires d’A&E aux sociétés indépendantes dans l’espoir de recevoir des exemplaires d’auteurs de leurs jeux en échange. Cela eu un autre effet : leurs éditeurs lurent A&E et remarquèrent ses contributeurs, allant parfois jusqu’à les contacter pour les faire travailler pour eux. Ces derniers en étaient agréablement surpris à chaque fois. Et moi aussi !

 

5. Mettre des limites

 

Au début d’A&E, il y avait beaucoup de volontaires pour contribuer, et certains d’entre eux souhaitaient faire des zines particulièrement longs. De mon côté, j’avais vu que les frais postaux s’envolaient à partir de 450 grammes, ce qui correspondait à peu près à 160 pages. De toute façon, mon agrafeuse refusait de fonctionner au-delà de cette quantité… Et comme je trouvais injuste qu’une contribution représente plus de 10 % d’un numéro, j’ai décidé que personne ne pourrait faire plus de 16 pages.

Avec le temps, j’ai ajouté quelques restrictions supplémentaires :
– pas plus de six pages de fiction (pour que l’APA reste centrée sur le jeu de rôle) ;
– pas plus de deux pages sur la politique ;
– pas de diffamation ou d’insulte directe visant d’autres personnes (parce que l’auteur et l’éditeur pouvaient tous deux être tenus pour responsables). Malheureusement, j’ai trop attendu avant d’instaurer cette dernière règle, et quelques tacles vicieux finirent par dégoûter un auteur charmant et intelligent – mais peut-être un peu trop tendre. Je regrette de ne pas avoir réagi plus tôt.

 

Enfin, quelques mots de conclusion

 

En tant qu’éditrice et qu’auteure geek avant l’heure, je n’ai jamais rencontré de fan de SF qui soit gêné parce que j’étais une femme. Tout au plus la lettre des avocats de TSR était adressée à « M. Lee Gold », mais je n’ai pas pris la peine de rectifier.

Par contre, quand j’ai écrit mon premier jeu professionnel, Land of the Rising Sun (Fantasy Games Unlimited), le directeur d’ouvrage, Scott Bizar, qui était aussi la personne qui m’avait demandé de l’écrire, m’a également demandé si je préférais le publier comme étant coécrit avec mon mari. Ébahie, je lui ai rétorqué que Barry n’avait rien écrit dedans. Il l’avait relu, avait fait l’index, et était déjà crédité pour cela. Scott m’a expliqué que la plupart des femmes préféraient dire qu’elles avaient coécrit leurs œuvres avec leurs maris, avant que je ne lui réponde que je n’étais pas « la plupart des femmes » et que je voulais que la couverture n’indique que « Lee Gold ».

J’ai fini par comprendre que cela gênait Scott Bizar que je sois une femme. Quelle étrangeté ! Je n’avais jamais été confrontée à ce problème avant.

Après ça, je n’ai plus jamais eu de problème avec lui. Ni avec aucun autre éditeur de jeu de rôle.

Si vous le souhaitez, vous pouvez en apprendre plus sur moi à cette adresse : https://en.wikipedia.org/wiki/Lee_Gold

Voici également deux articles que j’ai écrits et qui sont disponibles sur le Web :
– « Self-Censorship » : https://www.rpg.net/oracle/essays/censor.html
– « Golems & Gematria :  roleplaying Jewish characters »: http://www.conchord.org/xeno/golems.html

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