Derrière Tenga

Il y a presque un an, comme plusieurs de mes petits camarades, j’ai proposé de mettre à disposition mes réponses aux questions de Coralie David. Toutefois, ceci était sensé venir en contrepartie d’un retour par mail, histoire que l’exercice serve aussi à apprendre des choses plutôt qu’à soliloquer sur une page blanche. Dans plusieurs d’entre eux, on m’a suggéré de développer la réponse suivante de façon à en faire une sorte de 5 trucs, principalement pour montrer qu’il pouvait y avoir de nombreuses autres raisons de vouloir faire un jeu que celles généralement avouées. Ce n’est pas ce que je souhaite faire pour cette rubrique, mais vu qu’hier aurait du être le 65e anniversaire de mon père, et même si je ne suis pas forcément à l’aise de parle de tout ça sur un site public, je me suis dit que je pouvais mettre directement la réponse en ligne.

 

Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire Tenga ? Un thème, un genre, une commande ? Quels étaient vos objectifs lorsque vous avez créé ce JdR ?

 

Tenga a une histoire mouvementée, et d’une certaine façon, celle-ci reflète une partie des évolutions dont il était question plus haut lorsqu’on parlait de la génération CJDRA. Pour le dire simplement, il s’est passé environ huit ans entre la première fois où je me suis dit que je pourrais écrire un jeu spécifique sur ce thème et le moment où celui-ci est effectivement sorti en boutiques Avant même cette première prise de conscience, le jeu avait commencé comme un tas de notes éparses et de ratures sur mon exemplaire de Bushido. Puis, un beau jour, il s’est métamorphosé en un kit de démo amateur, puis un projet d’édition PDF, de roman-jeu et, au final, un jeu on ne peut plus classique chez John Doe.

Durant ces quelques années majoritairement passées à avoir un « vrai métier » et à travailler sur d’autres jeux, trois autres éditeurs auront voulu le publier, et le projet n’aura cessé de se transformer au fur et à mesure que j’apprenais les bases du « métier » d’auteur. En fait, il a à la fois nourri et été nourri par ce que je pouvais faire ailleurs. Un des exemples le plus nets est sans doute la campagne Tiàn Xia pour Qin dont le concept de trames personnelles (ainsi que certains passages) est à la fois un héritier direct des premières versions de Tenga, mais aussi une des étapes qui ont permis d’arriver à la création de groupe de sa version finale, qui a elle-même inspiré celle de Wastburg et de quelques autres jeux en préparation.

Le résultat de cette histoire un peu compliquée est que le jeu a connu plusieurs étapes, et plusieurs motivations, des plus triviales aux plus personnelles. Elles se sont agrégées avec le temps, et
ressemblent finalement à des strates successives. À tel point qu’il est bien difficile, même pour moi, de distinguer dans le jeu ce qui vient de telle ou telle motivation. En voici quatre, plus ou moins dans l’ordre chronologique.

En résumé :
1) Jouer à Bushido différemment ;
2) Sortir mon propre jeu ;
3) Faire jouer de la tragédie sans mener les joueurs par le bout du nez ;
4) Écrire une sorte de lettre d’adieu à mon père.

Pour une version beaucoup plus longue, voici les détails :

 

Jouer à Bushido différemment

 

Au tout début, Tenga vient à la fois du plaisir et de l’expérience accumulés avec mes amis en jouant à Bushido de Bob Charette et Paul Hume et de la frustration que ces parties ont fini par provoquer en nous.

C’est le premier jeu auquel j’ai joué en club, en 1992, je crois. Je garde une réelle affection pour ce jeu¹ et je n’ai aucune envie de renier les heures et les heures de plaisir que nous avons eu à y jouer, les petites trouvailles mécaniques qui lui donnaient une saveur si particulière et que j’ai rarement vues ailleurs (semaines d’apprentissage, la limite à 6 niveaux, réincarnation, etc.), ou même l’importance qu’il a eue dans mon propre développement. Pourtant, au bout de plusieurs années, plus encore qu’être lassés par des mécaniques que nous regardions de toute façon avec les yeux de Chimène, nous avions surtout envie de faire des choses que le jeu ne nous permettait pas.

En effet, ayant grandi en regardant des films de sabre japonais, en partie grâce à notre intérêt pour Bushido, et en partie parce qu’on commençait enfin à voir les collections de grands classiques pointer le bout de leur nez en DVD sans avoir à en commander des versions pirates à Singapour, nous voulions pouvoir revivre ces histoires qui nous plaisaient tant, mais pour lequel le jeu n’était pas taillé. Non pas qu’il était mauvais, mais il était sorti à une époque où il suffisait de sortir un jeu dans un type d’univers (même pas un genre, en fait) pour se démarquer.

De plus, il n’était pas réellement situé dans le Japon médiéval, mais dans un archipel imaginaire, le Nippon, dont la géographie était calquée sur celle de notre monde. Ceci permettait à la fois aux auteurs et aux joueurs de se dédouaner et de ne pas trop s’encombrer avec l’histoire. Rapidement, cela nous est apparu comme une solution de facilité, même s’il s’agissait sans doute aussi de la volonté de rendre le jeu accessible. Après tout, il est sorti à une époque la série Shôgun n’avait pas encore été diffusée aux USA, et donc où la culture japonaise est loin d’être aussi populaire. De notre côté, il faut bien avouer que l’on faisait un peu de même, en nous inspirant de ce que nous entendions à gauche et à droite sur l’histoire du Japon et de ses samouraïs, multipliant anachronismes et contresens sans vergogne, mélangeant mythes, faits historiques et films d’exploitation bon marché.

Mais durant tout ce temps, nous sommes quelques-uns à nous être passionnés pour l’histoire du Japon. Dans mon cas, ce fut pour une période particulière — celle de Tenga — et plus j’en apprenais sur le sujet, plus j’en découvrais la richesse, plus je regrettais que nous soyons laissés à nous-mêmes dans Bushido et que nous jouions presque par défaut sur le registre de l’épopée fantasy — principalement parce qu’il était pour nous presque synonyme de jeu de rôle — plutôt que sur celui que l’on comparait alors aux Rois maudits de Druon et que l’on comparerait sans doute aujourd’hui au Trône de fer.

Pour le dire autrement, et encore une fois sans nier les heures de plaisir qu’il nous a apporté, Bushido était un jeu dont l’intérêt était de proposer de jouer des parties dans une ambiance japonisante, mais pas toujours un jeu qui expliquait comment rendre des parties dans une ambiance japonisante intéressantes. La différence est subtile, mais critique. D’autant plus qu’on la retrouve toujours dans de nombreux jeux contemporains, qu’ils s’intéressent à un genre fictionnel plutôt qu’un univers, une licence, ou quoi que ce soit d’autre.

Bref, bien plus qu’un univers ou des règles pour le plaisir de la technique, nous nous sommes surtout attachés à développer une nouvelle façon de jouer, plus en raccord avec nos aspirations esthétiques d’alors. Celle-ci était de plus en plus en décalage avec le jeu que nous utilisions pour motoriser nos parties. Une des motivations initiales de Tenga était de capter cette façon de jouer et ce canon esthétique si particulier pour les outiller d’une façon qui nous semblait efficace.

 

Sortir mon propre jeu

 

L’ego n’est peut-être pas la motivation la plus noble, mais cela ne sert à rien de le nier, d’autant plus qu’il est sans doute depuis toujours un des principaux carburants de la création. Et, au-delà même de son impact dans la décision de se lancer ou pas, il reste un des piliers du système économique de notre loisir².

Comme expliqué précédemment, j’ai d’abord commencé à faire mes armes sur les jeux des autres. Même si j’ai eu la chance que la plupart de mes collaborations se passent bien et d’être plutôt écouté au sein des équipes avec lesquelles j’ai pu coopérer, j’avais envie de travailler sur mes propres projets, de prendre l’essentiel des décisions créatives à l’échelle d’un jeu entier, etc. Mais d’une certaine façon, il s’agissait avant tout d’un défi. Presque l’équivalent d’un trophée comme ceux que l’on débloque dans les jeux vidéo.

 

Faire jouer de la tragédie sans mener les joueurs par le bout du nez

 

Ce point-là est doit dater de la moitié des années 2000. C’est la conjonction de deux choses, continuer à explorer la façon de jouer qui est au cœur du jeu et un défi de game design.

En effet, cela vient d’abord de la volonté de pousser toujours un peu plus loin l’envie de proposer des histoires proches de la dramaturgie japonaise classique et/ou contestataire, comme expliqué
précédemment. Dans ces films, les histoires les plus belles sont presque toujours les plus tristes, et les héros, surtout s’ils luttent contre leur destin ou l’ordre établi, n’y survivent généralement pas.

Mais cela ne va pas sans poser un problème d’un point de vue conception. En effet, il est très facile de proposer des scénarios mettant en scène des victoires à la Pyrrhus ou avec des artifices scénaristiques capables de provoquer des larm (ichett) es mêmes chez les rôlistes les plus renfrognés. Par contre, il est très difficile de les amener à le faire de leur plein gré sans les mener en bateau ou réduire leur libre arbitre à peau de chagrin. Et presque rien n’existait pour soutenir d’un point de vue systémique ce type d’envies en jeu. Cette question se retrouvait également de façon indirecte dans plusieurs livres ou articles de game design vidéoludique comme ceux de Marie-Laure Ryan³. On la résumait alors souvent ainsi : « Qui pourrait bien avoir envie de jouer le rôle d’Anna Karenine ? »

L’envie d’aller au bout de la démarche, et, peut-être avec plus d’impact encore, le fait de s’entendre répéter à longueur de temps que c’était impossible ont été deux motivations importantes pour cet objectif. Concrètement, dans le jeu, cela correspond entre autres à l’insertion de mécaniques comme  le destin, l’ambition, le karma et la révolte ainsi que la jauge de destinée. Alexandre Jeannette a réussi à trouver les mots pour nommer les premiers d’entre eux. Cela a également été l’occasion d’en approfondir certaines autres, comme les valeurs.

 

Écrire une lettre d’adieu à mon père.

 

Ce dernier point est très particulier. Je m’étais interdit d’en parler pendant la promotion du jeu, mais de l’eau a passé sous les ponts depuis (presque 5 ans). Dans tous les cas, c’est de très loin la motivation la plus viscérale et ce qui fait mon attachement à Tenga, bien plus que tout ce qui précède. À tel point qu’il m’arrive souvent de dire que dans ce jeu, pour moi, la dédicace est l’élément le plus important.

Lorsque John Doe a accepté de publier Tenga, cela faisait déjà quelque temps que mon père était malade. J’avais pris l’habitude d’aller le voir presque tous les weekends et, comme il avait du mal à trouver le sommeil, nous discutions en général très tard. Au bout d’un moment, nous nous sommes mis à parler régulièrement du jeu et je lui prêtais mes livres sur le Japon. Lorsque finalement, le cancer l’emporta, après avoir été incapable d’écrire pendant une longue période, j’ai décidé de faire de Tenga une sorte de lettre d’adieu. Je ne sais pas bien comment expliquer cela, d’autant plus que je n’ai jamais eu l’intention de bâcler ce projet, mais apporter le soin maximal à ce jeu était ma façon de témoigner à mon père de choses que j’avais été incapable de lui dire de son vivant. Cela s’est traduit par quelques ajouts et modifications, volontairement quasi invisibles à la lecture, mais importants en partie, comme la règle non écrite du deuil (qui est en fait induite par celles sur les valeurs) ou le fait d’orienter le jeu en campagne pour faire des relations entre générations un élément essentiel.

Mais l’impact le plus important a sans doute été de refuser de regretter quoi que ce soit, quitte à ce que cela soit ma dernière publication — ce dont j’étais d’ailleurs plus ou moins persuadé. À l’époque, alors même que j’avais fait une lettre d’intention à John Doe en mettant volontairement en avant les éléments les plus clivants de Tenga, il y avait encore des choses que j’avais mises dans le jeu parce que « cela se faisait » ou d’autres que j’écartais parce que j’avais l’impression que « cela ne se faisait pas », que ce soit parce que cela nuirait au jeu, que j’imaginais que cela n’intéressait pas les joueurs ou que personne d’autre ne le faisait. Le tout sans même m’en rendre compte (et il y en a sans doute encore). Mais, avec désormais l’idée qu’un bide commercial était tout à fait acceptable du moment qu’il n’y avait rien que j’assume à moins de 100 % dans ce jeu-là, je me suis mis à traquer tout cela avec zèle. Sur ce point, le comportement de John Doe, et notamment de Pierrick May, a d’ailleurs été exemplaire. Ils m’ont non seulement totalement soutenu, mais ils m’ont mis à l’aise et, sans me forcer à quoi que ce soit, m’ont aidé là où je peinais à trouver des solutions. Le jeu leur doit beaucoup. Moi aussi.

En résumé, les motivations sur Tenga ont été très diverses, de la plus triviale à la plus intime. Mais au final, elles tiennent surtout autour de deux idées : proposer un jeu qui soit au service d’une façon de jouer spécifique et, surtout sans tomber dans le piège de ne pas en permettre d’autre, néanmoins tout inféoder à cette dernière. Cela implique d’avoir de bons editors, de refuser de baser ses choix de game design sur « ce qui se fait » ou « ne se fait pas », et d’être conscient que notre loisir est sans doute trop vieux pour inventer totalement quoi que ce soit et trop jeune pour prendre ce qui est réputé impossible pour autre chose qu’un défi.

 

Notes et références :

1 : « Archéo-rôlisme : Bushido », Casus Belli, Black Book, n°11, septembre 2014, p. 236-239

2 : Sans minimiser le travail des éditeurs, combien d’auteurs sont ravis de répondre aux questions des joueurs, voire de fournir du matériel, de faire des parties de démonstration ou, globalement de passer du temps à répondre même à une seule personne alors qu’ils touchent moins que le prix moyen d’un café en salle (1,50€ en 2014 selon l’Insee) par exemplaire vendu ? D’un point de vue économique pur, ils n’ont tout simplement pas intérêt à le faire. Pourtant, la plupart des contributeurs sont ravis de défendre ce à quoi ils ont participé et de le faire vivre. Ce serait ridicule d’y voir uniquement de la vanité, mais cela n’en reste pas moins une forme d’ego. De mon point de vue, cela en est néanmoins une des manifestations les plus sympathiques avec la création d’un style  propre.

3 : RYAN (Marie-Laure), « Beyond Myth and Metaphor : Narrative in Digital Media », in Games Studies n°1 (2001).

Aucun Commentaire

Laissez un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.