Breaking the ice

Breaking the Ice est encore aujourd’hui une sorte d’Ovni dans le paysage ludique. Sorti en 2005, ce jeu se joue à deux et a pour cadre les premiers rendez-vous d’un couple qui ignore encore la direction que va prendre leur relation naissante. Mais malgré, ou peut-être à cause de, son côté atypique, il va avoir un réel impact sur le reste de la production forgienne et on sent notamment son influence à la fois thématiquement et sur nombre de jeux qui vont chercher à protéger les joueurs de certaines scènes qui pourraient heurter leur sensibilité.

Même si elle semble que très peu créditée ici, surtout par rapport à certains concepteurs stars de la scène indépendante américaine, son auteure Emily Care Boss est une des principales théoriciennes de la Forge et elle est au moins partiellement à l’origine de nombreux concepts de game design que l’on oublie régulièrement de lui attribuer (principe de Lumpley, positionnement, etc.). Elle a également été très active dans le rapprochement des scènes américaine et scandinaves, la popularisation du freeform outre-Atlantique, et on la voit régulièrement donner des conférences dans nombre de grands événements ludiques américains. C’est peu de dire que cela fait plaisir qu’elle ait accepté de venir partager les 5 trucs qu’elle a appris en bossant sur Breaking the Ice !

Pour découvrir Breaking the Ice : http://goo.gl/mdjlK3
Pour lire la biographie d’Emily : http://www.legrog.org/biographies/emily-care-boss
Pour découvrir le site d’Emily : http://www.blackgreengames.com/

 

0. Introduction

 

Breaking the Ice est le premier jeu de rôle que j’ai entièrement écrit, conçu et publié. Il est sorti à la Gencon en 2005, tout comme Polaris ou The Mountain Witch. On peut le rattacher au genre de la comédie romantique qui, s’il n’est guère commun aujourd’hui quand on parle de jeux de rôle, semblait alors carrément étrange, voire même suspect pour certains.

Breaking the Ice est un jeu rapide, orienté vers la narration et comprenant nombre d’éléments propices à l’interprétation. De plus, il demande aux joueurs de partager la fonction traditionnellement dévolue au maître de jeu.

Vous y jouez deux personnages au début de leur relation amoureuse et toute la question est de savoir s’ils resteront ensemble après le troisième rendez-vous ou pas. Lors de chaque date, vous alternez le fait de jouer votre personnage – qui essaye de séduire son partenaire – et celui de guider l’autre joueur alors qu’il est confronté à des situations qui peuvent souvent se révéler amusantes ou touchantes.

Les deux joueurs inversent également un élément qui les différencie et demandent à leur vis-à-vis de l’interpréter. C’est ce que l’on appelle l’Échange. Ainsi, un homme pourrait jouer un personnage féminin et une femme un personnage masculin, deux joueurs de nationalités différentes pourraient chacun incarner un alter ego venant du pays de l’autre, etc.

Tout ceci est souvent un peu déroutant pour les joueurs, mais l’avantage de jouer à deux est que vous pouvez plus facilement vous décontracter et vous sentir à l’aise. En effet, il n’y a qu’une personne qui est capable de vous juger (et non tout un groupe) et celle-ci est dans la même situation que vous.

Enfin, Breaking the Ice peut être un prétexte pas plus pas plus mauvais qu’un autre pour flirter, sous réserve que tous les participants soient consentants, bien entendu.

 

1. Soyez en colère !

 

À l’origine, l’idée de Breaking the Ice est surtout venue avec celle de l’Échange, et plus spécifiquement, l’envie de faire jouer aux joueurs des personnages d’un autre genre que le leur. Pourquoi ? Parce qu’il y avait alors nombre de conversations sur Internet où des rôlistes affirmaient qu’ils n’avaient jamais vu ni ne pouvaient imaginer quelqu’un le faire de façon convaincante.

Ceci allait totalement à l’encontre de ma propre expérience de joueuse. En effet, j’avais participé à des campagnes de plusieurs années où mes amis avaient joué divers personnages et donc certains avaient été mâles, femelles, asexués ou intersexués. Pourquoi les gens seraient capables de jouer des orques, des elfes ou des gobelins qui sont des créatures imaginaires, et pas les gens qu’ils côtoient tous les jours ?

J’ai tout simplement écrit un jeu pour aider à dépasser ce préjugé.

Comment s’y prendre ? En faisant un jeu à deux joueurs pour le rendre moins intimidant, en mettant en place une dynamique coopérative qui permette à chaque joueur d’explorer quelque chose de différent, etc. La question se posa alors de trouver une situation où deux personnages chercheraient à atteindre un objectif commun. Le choix se porta rapidement sur des couples lors de leur premier rendez-vous, cherchant à aimer et à être aimé en retour.

Le jeu évolua bien au-delà de la colère des origines et de cette volonté de montrer qu’ « on peut le faire ! », mais ce sentiment fournit une excellente impulsion initiale et le carburant pour faire une bonne partie du chemin. Les choses qui vous énervent peuvent vous aider à déplacer des montagnes. Et elles peuvent émouvoir les autres tout aussi profondément que vous.

 

2. Ne perdez pas de temps à penser comme les autres

 

Travailler sur Breaking the Ice en 2005 fut un véritable défi. Une bonne partie des retours consistait à me demander pourquoi écrire un tel jeu ou à m’expliquer que l’on n’y jouerait pas. Dans les cercles dont je faisais partie, à savoir la scène des joueurs et concepteurs de JdR US, l’amour et la romance n’étaient même pas considérés comme des choses sur lesquelles ont pouvait baser un jeu. Quelques personnes avaient fait l’expérience d’un personnage en séduisant un autre ou en tombant amoureux, mais cela restait toujours un à côté, un accessoire. D’autres encore racontaient des histoires horribles, avec des scènes de viol. Et la plupart n’arrivaient tout simplement pas à imaginer jouer à ce genre de jeux avec leur groupe habituel sans que cela ne soit extrêmement gênant. Sans parler des derniers qui se demandaient pourquoi faire ça dans un jeu et pas IRL.

J’ai fini par obtenir des réponses satisfaisantes à toutes ces questions, au moins à mon niveau.

Pourquoi écrire un tel jeu ? Parce que les premiers rendez-vous forment une situation fascinante dont je pense qu’elle peut être amusante et générer une histoire valant le coup d’être racontée. Notamment parce qu’elle peut en émouvoir certains.

Pourquoi se concentrer sur l’amour et la romance ? Parce que c’est au centre de nombreuses excellentes histoires. Toutes n’ont pas à tourner autour de la violence.

Comment protéger son personnage des abus ou faire en sorte que le jeu ne serve pas à décrire des situations horribles ? En faisant un jeu qui nécessite le consentement de chaque joueur. Mécaniquement, chaque étape nécessite l’accord des deux participants et l’histoire ne peut pas continuer sans lui.

Avec qui jouer à un tel jeu ? Si votre groupe habituel ne le souhaite pas, peut-être avec un ami qui n’a pas joué depuis longtemps et qui s’intéresse davantage à la romance qu’à l’aventure. Peut-être même votre partenaire amoureux. Peut-être une personne que vous avez envie de connaître davantage.

Pourquoi y jouer ? Parce que vous allez produire une histoire tendre, et peut-être parce que cela va vous permettre d’essayer des choses que vous ne connaissez pas dans un environnement fictif et protégé. À une époque où nombre de joueurs avaient des copines ou des épouses qu’ils rêvaient de faire participer à leurs campagnes, cela voulait dire quelque chose.

Avec le temps, toutes ces réponses ont fini par se transformer en arguments commerciaux : vous n’avez besoin que de deux joueurs, vous pouvez jouer avec un débutant, vous pouvez y jouer avec la personne qui vous est chère, vous pouvez raconter une histoire fascinante et pleine d’humanité, etc. Ce qui rendait le jeu différent le rendait finalement intéressant et beaucoup de joueurs s’y essayèrent.

Aujourd’hui, c’est mon jeu qui s’est le plus vendu.

 

3. Votre jeu va vous surprendre

 

Le jeu s’appelle Breaking the Ice. Soit, en français, « briser la glace ». Dans ma tête, cela ne correspondait qu’à la célèbre expression sur le fait de faire connaissance, tout au plus appliquée à l’initiation de nouveaux joueurs au JdR. Mais en fait, le jeu a tendance à créer des moments où ce sont les joueurs eux-mêmes qui brisent la glace et se découvrent. L’Échange, encore, permet aux joueurs d’en apprendre un peu plus l’un sur l’autre, au lieu de simplement interagir en tant que personnage ou qu’adversaires comme sur tant d’autres jeux. Cela aurait dû être une évidence pour moi, mais cela n’était pas le cas et devint un atout supplémentaire pour le jeu. La dynamique de confiance que je voulais que les joueurs ressentent se crée à ce moment-là, dès le début du jeu. Cela installe de fait une connexion entre eux.

 

4. Il faut beaucoup de parties pour comprendre le potentiel d’un jeu

 

Mon idée première était de faire un jeu pour deux. Deux personnages tombant amoureux, deux joueurs, cela semblait assez évident, non ? À cause de cela, j’ai prévu (puis écrit) deux jeux de plus sur le thème de la romance, eux aussi pour deux joueurs. Je suis très fière de l’avoir fait, mais c’était pour une bien mauvaise raison.

En effet, faire jouer des démos à la Gencon, encore et encore, m’a permis de réaliser que l’on aurait pu aussi bien avoir des couples allant à des rendez-vous doubles ou triples. Les joueurs auraient pu partager un personnage, ou même juste regarder et donner des suggestions. Cela n’aurait demandé presque aucun effort : juste modifier à qui s’applique une règle déjà présente dans le jeu. Toutes ces parties de conventions avec des règles alternatives m’ont aidé à comprendre qu’il y avait des tas de possibilités ludiquement très robustes que je n’avais même pas envisagées.

Encore une fois, votre jeu va vous surprendre.

 

5. Les gens aiment ouvrir leur coeur

 

Finalement, de mon point de vue, l’aspect du jeu dont je suis le plus contente est la petite touche personnelle que rajoutent les joueurs quand ils jouent. Nombre de personnes ont joué à Breaking the Ice et ont été réellement touchées par ce dernier. Parfois, certaines ont été excédées. D’autres ont trouvé douloureux d’y jouer avec leur partenaire alors qu’il y avait déjà quelques tensions entre eux. Mais quand les joueurs jouent leurs personnages comme de vraies personnes qui aiment, qui ont des failles et des sentiments crédibles, tout prend du sens. Les gens aiment ressentir l’excitation d’un amour naissant, voir ce qu’éprouvent les autres, à quoi ils font attention, comment ils surmontent leurs peines et vont de l’avant. Ou même comment ils sont tristes quand les choses ne vont pas comme ils veulent.

Écrire un jeu sur l’amour était un pari. Pour moi, de ce point de vue, il était gagnant.

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