Quelques techniques pour susciter des émotions en jeu

Avec le retour du confinement et la multiplication des conventions en ligne, nous avons eu l’occasion, ces derniers mois, de participer à nouveau à un certain nombre d’ateliers, tables rondes et autres interventions vidéos. Parmi celles-ci, il y en a eu au moins deux sur le thème des émotions en JdR : un atelier « Les Émotions dans le voyage » lors de la Cyberconv 2, et une participation à la chaîne des Supergeekettes, durant le live dédié aux « Émotions en jeu du point de vue du MJ ». Dans les deux cas, Sylphelle intervenait elle aussi et apportait notamment un autre regard lié à sa pratique dans le cadre de Dragons & Grenadine. Nous l’avons invitée le temps d’un billet afin qu’elle partage avec nous sa synthèse de tout ça, principalement grâce à une liste de techniques utilisées pour faire émerger des émotions en séance.

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Les émotions en JdR sont une composante essentielle de l’expérience ludique. Elles contribuent à l’immersion, rendent la séance plus intense et participent à fabriquer les souvenirs de la partie. Comme si cela ne suffisait pas, l’alibi du personnage fait de notre loisir un terrain propice à exprimer des émotions refoulées en société, à expérimenter des ressentis et des réactions parfois impossibles à avoir dans la « vraie vie ».

Voici une liste de techniques utilisées pour favoriser de telles émotions en cours de jeu. Celles-ci sont réparties en trois catégories : avant la partie, pendant la partie et après la partie.

Vous trouverez également une liste de jeux dont la lecture peut être inspirante à la fin de ce billet. Enfin, de très nombreuses techniques décrites ici sont davantage détaillées dans La Boîte à outils du meneur de jeu de Lapin Marteau, mais comme il est très probable que vous la connaissiez déjà si vous lisez ce blog, je préfère vous renvoyer vers le sommaire que vous le rappeler à chaque fois.

1°) Avant la partie ou entre les séances :

Choisir un jeu qui favorise le type d’émotions que vous souhaitez mettre en avant, que ce soit au niveau de l’univers ou des mécaniques ;

Développer des règles maison permettant de les favoriser. Pour ce point comme pour le précédent, vous pouvez vous inspirer de la liste de jeux donnée plus bas ;

Orienter ou compléter la création de personnages par la technique des questions provocantes en les formulant de façon à mettre les émotions au premier plan : « qu’est-ce que tu as ressenti quand… ? », « quel est ton plus grand rêve ? », « qu’est-ce que tu regrettes le plus ? », etc. ;

Inciter les joueuses à placer les personnages dans des réseaux relationnels denses et variés, que ce soit entre PJ ou avec des PNJ ;

Préparer son scénario de façon à inclure des scènes plus tournées vers les émotions, et si possible en s’assurant d’avoir mis en place les émotions primaires permettant par la suite d’en aborder de plus complexes (pour plus de détails sur ces dernières, voir « Créer des émotions particulières » dans Mener des parties de jeu de rôle, p. 227) ;

Préparer des accessoires ou des aides de jeu destinés à mettre en valeur certains aspects de la séance et à s’appuyer sur le ressenti des joueuses à leur sujet : coffre à ouvrir, objet mystérieux sans signification apparente ou ayant appartenu à un personnage, fausses interfaces informatiques, mini-jeux, etc. ;

De façon plus générale, préparer des éléments de jeu ou des routines permettant de stimuler directement les cinq sens des joueuses :
+ goût : friandises, nourriture réconfortante (chocolat chaud), plat avec un ingrédient très inhabituel mais pertinent pour le jeu choisi (exemple : utiliser un colorant alimentaire pour rendre les plats orange ou verts, etc.), mettre des pétales de fleurs dans un plat, repas typique de l’époque du jeu, jouer sur les différences de saveurs (exotisme, épices, amertume, etc.) pour surprendre les joueuses si vous leur faites réellement goûter la nourriture en question,
+ odorat : parfum, bougies parfumées, encens. Il existe de nombreux jeux de découverte pour enfants sur ce thème pouvant être détournés pour le jeu de rôle,
+ ouïe : musique, bruit d’ambiance, casque antibruit ou scènes sans paroles, extraits musicaux, cinématiques en voix off, sons liés au gameplay (lien fiche), etc.,
+ toucher : intégrer des accessoires, plus ou moins pour « incarner » des objets clé de la séance, ne pas négliger de jouer avec le poids de ces derniers pour provoquer des sensations intéressantes, inviter les joueuses à se lever de leur chaise et à se déplacer, proposer un placement inhabituel (pour représenter les sièges d’un véhicule, par exemple), proposer des scènes où le fait de se toucher aura une importance particulière : un frôlement, une caresse, ne pas se lâcher la main, etc.,
+ vue : lier un défi au fait de garder les yeux fermés ou de ne pas regarder dans une direction donnée, intégrer des accessoires soit frappants par leur aspect esthétique (un dessin d’enfant laissant apparaître des éléments qu’un enfant ne devrait pas connaître ou voir), soit obligeant à se concentrer dessus (cartes, espace négatif, stéréoscopie, rechercher un indice visuel, mini-jeux, SMS, etc.), jeu avec les éclairages, lettres d’êtres chers données physiquement aux joueuses et contenant des mots émouvants, etc.,
+ une combinaison de sens : naturellement, il est possible de faire appel à plusieurs sens à la fois, que ce soit par des extraits audiovisuels, des techniques comme le fait de se déplacer autour de la table et de passer dans le dos des joueuses, etc.

2°) Pendant la partie :

Poser des questions provocantes aux personnages en les formulant de façon à mettre les émotions au premier plan : « comment tu te sens ? », « l’odeur du pain chaud te rappelle un moment particulier de ta vie. Lequel ? », etc. Vous pouvez par exemple trouver de l’inspiration avec les marque-pages Powered by emotions ;

Donner des noms ou des surnoms à la plupart des PNJ, sinon tous, et même à certains objets (voiture, épée, etc.) ou lieux. N’hésitez pas à demander aux joueuses de les nommer directement ;

Utiliser une emomatrix (une table aléatoire d’émotions dans sa forme la plus simple, même si cette vision est généralement très réductrice), que celle-ci prenne une forme traditionnelle ou moins classique, comme la roue des émotions de Bulles ;

Mettre en jeu des scènes purement contemplatives ou introspectives, en ménageant des espaces sans conflit ni opposition immédiate, voire sans paroles, mais en amenant les joueuses à se poser des questions aussi complexes que celles que se posent leurs personnages ;

Proposer à l’inverse des scènes qui mettent à mal les valeurs des joueuses et les amènent à avoir une réaction émotionnelle vis-à-vis de la scène en question. Ainsi, on peut par exemple chercher à provoquer un sentiment d’injustice, ce qui reste une façon très facile d’amener les joueuses à s’engager dans des événements, ou de rendre un PNJ sympathique ;

De façon plus générale, créer des incertitudes, s’attarder sur des enjeux généralement anodins en en faisant, à un moment donné, des questions primordiales ;

Appliquer le même principe à tout qui est relatif à la perception, que ce soit en utilisant des techniques surréalistes, des termes volontairement ambigus ou diaphanes et qui mettent d’abord en avant les impressions (« sembler », « paraître », « tu n’en mettrais pas ta main au feu, mais on dirait bien que… », « tu sens comme… »), des flash-backs émouvants ou des souvenirs susceptibles d’être altérés, voire en faisant des descriptions en apparence contradictoires ou à base d’oxymores (« une couleur hors du spectre », « un visage qui crie mais dont aucun son ne sort », etc.). Le jeu Un lieu hors du commun, par exemple, peut vous permettre de vous exercer à cette technique en vous encourageant à décrire sans faire appel à la vue des personnages ;

Privilégier le drama en faisant des relations entre les personnages des éléments centraux de la séance, mais aussi en cherchant à les faire évoluer aussi bien dans leur nature que dans leur intensité. Vous pouvez par exemple y parvenir en les montrant, en les éprouvant, en créant des conflits entre deux proches ou en amenant certains personnages à privilégier certaines relations plutôt que d’autres ;

Faire à peu près la même chose à un niveau interne aux personnages, en les mettant face à des dilemmes, des conflits intérieurs, en les amenant à choisir entre plusieurs objectifs ou valeurs, voire entre les leurs et celles des joueuses ;

Décontenancer les joueuses en introduisant des scènes où les personnages – et dans une moindre mesure les joueuses – ne peuvent pas parler. Cela peut être parce que les personnages ne sont pas seuls, parce que les bruits attireront une menace, l’effet d’un sortilège, etc. Il est possible d’encore accentuer cet effet en ne laissant pas les joueuses communiquer du tout, y compris par de la communication non verbale ;

Décrire en utilisant un registre lexical plus proche de la poésie, et mettant en avant la dimension sensorielle ou émotionnelle : « voilà maintenant quelques minutes – peut-être plus – que tu observes, le sourire aux lèvres, la danse hypnotique des coraux dorés sur la rouille de l’épave échouée. À chaque vague, c’est un nouveau feu d’artifice de reflets irisés qui jaillissent sur la paroi, comme autant de feux follets rosés t’invitant à danser avec eux. » Naturellement, ceci est à adapter en fonction du type d’émotions recherchées ;

Décrire les réactions et expressions émotionnelles des personnages plutôt que les nommer ou les expliciter. Ceci permet d’intégrer dans l’histoire des moments qui restent silencieux pour les personnages, sans doute également pauvres en action, et pourtant importants et riches de sens. Ainsi, plutôt que d’annoncer qu’Alice, la compagne d’un PJ, est très touchée par une révélation et quitte ce dernier, vous pouvez décrire sa réaction : « Au moment où tu prononces ces mots, tu vois Alice se retourner et, l’espace d’un instant, te retrouves avec son dos comme seul interlocuteur. Aussi soudaine qu’ait pu être sa volte-face, elle ne réussit guère à dissimuler la larme unique, silencieuse, qui coule sur sa joue. Ni même les soubresauts de sa silhouette agitée par des tremblements étouffés. Sans un mot, sans même un dernier regard, elle se dirige lentement vers l’entrée. Tu ne peux t’empêcher de remarquer les gestes malhabiles de ses mains, elle est à l’évidence trop nerveuse pour savoir quoi en faire, mais, déjà, elle referme doucement la porte derrière elle. Tu es tout seul. Elle est partie. » Ceci correspond au principe du « show, don’t tell ! » bien connu des cinéphiles. Vous pouvez d’ailleurs inciter les joueuses à utiliser elles aussi cette technique en leur proposant de décrire des flash-backs ou des mouvements de caméra. C’est notamment au cœur du jeu Inoubliable !  ;

Aller au-delà du « show, don’t tell ! » et tirer parti des spécificités du jeu de rôle en faisant expérimenter aux joueuses les informations qu’elles doivent retenir, notamment en utilisant les règles ou mécaniques. Cela peut prendre des formes diverses, comme faire passer l’information pour une récompense ou via un échec (« oui, tu as réussi ton jet, et pourtant ça ne marche pas »), utiliser le langage technique pour souligner la difficulté et mieux retransmettre certaines incertitudes (par exemple, dire « tu as un malus de 40 % pour convaincre ce personnage », mais sans expliquer pourquoi), détourner des sous-systèmes pour mettre en avant certains éléments, par exemple comme un personnage qui reçoit un bonus en Force à cause de sa colère, sans que ce soit pour autant dû à une capacité spéciale, etc.

3°) À la fin de la partie ou après cette dernière, pour mettre en valeur les émotions exprimées ou ressenties en jeu, vous pouvez par exemple :

Ritualiser la fin du jeu en utilisant une musique, soit pour servir de sas de décompression, soit pour insister sur le ressenti de la dernière scène ;

Terminer par une fin brutale, exactement pour les mêmes raisons, un peu à la façon d’un cliffhanger, mais sans se limiter à un moment de suspense ;

Débriefer en demandant aux joueuses quel a été leur moment préféré, le plus éprouvant, effrayant, émouvant, etc. ;

Partager ensemble les notes prises pendant le jeu ou après, les carnets, dessins, etc. ;

Ecouter un enregistrement de la partie.

Pour aller un peu plus loin

Après avoir évoqué toutes ces techniques, il est difficile de parler d’émotions en jeux de rôle sans dire quelques mots sur la sécurité émotionnelle et celles qui s’y rattachent. Toutefois, comme il s’agit d’un vaste sujet et que celui-ci n’est que connexe au sujet de ce billet, je vais plutôt vous encourager à jeter un coup d’œil à la fiche très complète disponible sur ce site.

Enfin, si vous voulez aller plus loin, voici une liste de quelques jeux de rôle qui peuvent vous inspirer. Si tous les jeux ou presque permettent d’utiliser la majorité des techniques précédentes, ceux-ci ont généralement des mécaniques spécifiquement conçues pour inciter les joueuses à exprimer ou ressentir des émotions particulières :

+ Archipèlerins ;
+ Bulles ;
+ Dream Askew (Belonging outside Belonging) ;
+ Masks: a new Generation (Powered by Apocalypse) ;
+ Monsterhearts (Powered by Apocalypse) ;
+ Ryuutama ;
+ Swords Without Master ;
+ Tales from the Loop ;
+ Tenga ;
+ Terres de sang ;
+ Ultraviolet Grasslands.

1 Commentaire
  • Morithil

    14/02/2022 at 13 h 32 min Répondre

    J’ajouterais volontiers Libreté comme support au jeu émotionnel et surtout drama avec sa bile noire

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